Décor et document

Jacinto Lageira - 2008

La prolifération des signes urbains, paysagers, naturels, semi-naturels ou complètement artificiels, en images et par constructions diverses interposées est parvenue à une saturation telle dans la Globalisation que nous pourrions les assimiler au triomphe de l'ornement qu'Adolf Loos considérait comme un crime (Adolf Loos, Ornement et crime (19..), Paris, Rivages-Payot) . Ce trop plein d'images, de formes, de logos, d'enseignes, d'excroissances architecturales en tous genres, de bricolages miséreux, d'abris aussi éphémères que leurs occupants, sont la réalisation du crime parfait qui consiste à ornementer l'existence en la rabaissant par l'inesthétique, la dévalorisant par mauvais goût, faisant que tout est égalisé par le bas. Le kitch est l'étalon sur lequel se règlent aussi bien les mégapoles des pays émergents ou riches que les villages paisibles de nos campagnes. Plus aucun objet, bâtiment, parc ou cours d'eau n'échappe à la déqualification, au point que ce sont désormais les habitants qui sont devenus les ornements vivants d'espaces censés délivrer une qualité de vie, alors qu'ils abritent des criminels pour qui la passion de détruire est désormais une seconde nature. Si l'on y prête attention, on s'effraie de toutes les horreurs de design permanentes et quotidiennes dans lesquels nous évoluons. Telle enseigne, cet aménagement de rue piétonne, la restauration d'un ancien immeuble, ce mobilier urbain, des tuyaux immenses en plein champ, tout cela est assurément fonctionnel, doit prendre en compte les coûts de la main d'œuvre et des matériaux, mais on ne comprend pas pourquoi cela doit être laid, repoussant, hideux. Rentabilité et rapidité, efficacité et prêt à consommer sont le mot d'ordre général de l'occupation des espaces, que l'on se trouve à Lagos, Alep, Los Angeles, Bombay, Damas ou Rome, que les pauvres côtoient ou non les riches, et même les envahissent, précisément parce qu'ils sont pauvres, se glissant dans les interstices péri-urbains comme une mauvaise herbe humaine. Une bonne partie des photographies de Claire Chevrier parlent de cela, plutôt qu'elles ne le montrent, ne le représentent ou ne le dévoilent. Il ne lui suffisait cependant pas de s'installer n'importe où pour révéler les aspects incongrus, inattendus ou sinistres, de même que les images ne sont pas non plus excessivement construites bien que les prises de vues et cadrages soient manifestement composés et se montrent tels, comme redoublant l'effet d'un regard porté sur les choses et les êtres, attestant de la présence de celui ou de celle qui prélève une image du lieu. Mais la réalité ne réside pas plus dans un état brut attendant d'être capté que dans la fabrication de son image.

C'est là un point intrigant de ces photographies aussi agréables et étonnantes qu'elles sont inquiétantes. Progressivement s'installe un malaise, et ce qui piquait notre curiosité incrédule – telle cette immense étendue de verdure au premier plan d'une partie de la ville du Caire, ou ces petites cabanes aux étranges découpes à Lagos – s'avère plutôt anxiogène. Nous ne souhaiterions pas habiter et vivre en ces endroits, même lorsqu'il s'agit de quartiers calmes, de certains immeubles assez réussis – du moins tels que saisis dans la photographie –, de lieux si communs que nous ne prêtons plus attention à la violence physique et visuelle qu'ils instaurent. Un grand nombre de photographies de Claire Chevrier nous présentent ce « côté noir des villes » dont parle l'architecte Christian de Portzamparc, qui justement nous fascine pour cette raison. Nous sommes attirés par la vision de ces choses et objets en pleine déréliction parce que nous les tenons à distance, n'en faisons nullement partie, et n'y sommes intégrés que de manière passagère. Nous admirons les toutes nouvelles constructions sorties de terre comme si elles étaient déjà des ruines, car nous les contemplons d'un présent et d'un lieu qui nous semblent plus solides. Sans doute parce que nous sentant protégés physiquement et psychologiquement, nous parvenons à discerner finalement une certaine qualité dans le dépérissement, le délabrement, le sordide.

Tel qu'il est photographié par Claire Chevrier, le « Bâtiment vertical » d'un quartier de Bombay nous apparaît tour à tour comme décor, peinture, abstraction, esquisse architecturale ou triste image de la pauvreté. En étrange résonance avec le « vrai décor » de Cinecita, ce bâtiment indien, comme certains autres lieux photographiés, tend à un espace fictionnel, moins en raison des opérations successives menées par la photographe que parce que le monde dans lequel vivent ces personnes est déjà conçu comme factice, truqué, comme la scénographie d'une vie en représentation continue. À l'instar du personnage du film The Truman Show (Peter Weir – 1998) qui a vécu depuis naissance dans un gigantesque décor à échelle réelle entièrement conçu pour lui à son insu, nous avons l'impression que ces personnes vivent elles aussi dans un décor à échelle humaine, ou plutôt à échelle inhumaine. Ce qui revient finalement au même, puisqu'ils ne comptent pas, ne sont là que pour ornementer la progression du système. Les « campements » près de Rome sont d'ailleurs précisément vus comme une sorte de décor par les touristes, le véridique étant si fort que cela semble composé. Le titre de l'une des séries, « L'espace de la représentation », souligne bien l'interaction ambivalente entre l'espace représenté par l'image photographique et l'espace de la représentation recomposé dans l'image, le premier n'étant pourtant connaissable pour nous qu'à travers cette configuration. La délimitation est bien floue entre les constructions, espaces, villes et paysages composés eux aussi comme des images, déjà arrangés comme des représentations socio-politiques, économiques, religieuses, et le rendu plastique, sans être esthétisant, de Claire Chevrier, qui a su appréhender ce moment bien difficile à rendre du passage du représenté à sa représentation. Ces lieux tendent à la théâtralité, voire à une dramatisation du réel, et tirent notamment leur force de persuasion de leur capacité plus ou moins grande à l'auto-représentation. Ce que la Renaissance de Rome ou de Sienne a exploité magnifiquement, et que la mégapole contemporaine a transformé en un véritable art de masse, en ce sens que les cités comme Bombay, Hong-Kong ou Los Angeles modifient psychophysiquement les masses comme de la terre glaise, rêve de toutes les dictatures finalement réalisé, de manière presque mécanique, par la structuration urbaine.

L'excès d'images, de formes, de réseaux et de circulations n'a d'égal que l'entropie provoquée de manière inhérente, devant disparaître régulièrement par parties pour continuer à survivre et toujours croître. Le constat banal de la violence urbaine structurée – terme des plus ambigus mais qui n'en est pas moins une réalité psychophysique –, par l'architecture et par ce qu'elle impose au regard et aux mouvements des corps se retrouve dans ces photographies de Claire Chevrier tout à la fois irréelles et révélant ce qui est. Ni l'un ni l'autre n'étant pourtant aussi véridiques qu'on le pense, le degré de réalisme de toute photographie étant sujet à caution dans la mesure où ce que l'on voit est bel et bien une photographie, une image, une mise en forme, non l'accès direct au représenté. La relative beauté, ou à tout le moins, plasticité des photographies garde pourtant la trace des expériences que l'on a pu ou peut avoir concrètement de ces espaces, la tranche d'espace-temps qu'elle nous livre de fait coïncidant d'ailleurs souvent à l'expérience effective de leurs théâtralités. Et tout logiquement, étant donné cette quasi-essence de la représentation, les différents « envers du décor » que nous présente Claire Chevrier sont encore et toujours des décors, prolongent l'irréel par un débordement de détails, d'éléments trop vrais pour être faux. Du superbe sol d'une cathédrale ou d'une immense falaise de pierre, on ne sait lequel est au final le plus vrai, le plus vraisemblable ou le plus scénographié. Le point commun est certes que ces espaces sont travaillés, recomposés, formés par le travail des hommes, mais les plaçant dans les mêmes espaces de représentation, Claire Chevrier rend étale, pour ainsi dire, la plasticité du représenté, comme si l'on pouvait passer d'une image à l'autre en tant qu'image. Non que l'image soit fausse ou se présente comme tromperie. Elle se donne simplement pour ce qu'elle est : une chose fabriquée, composée, agencée. En cela l'image pourrait prétendre à quelque reflet de la réalité. Qu'il s'agisse d'espace représenté ou d'espace de représentation, c'est là toujours le résultat d'une organisation du réel, de notre action dans le monde, de visées pratiques qui nous font exister et, pour le meilleur et pour le pire, nous y inscrivent.

Jacinto Lageira

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