La boîte noire.

Frédéric Valabrègue - 1995

Quelques-unes des récentes photographies couleur grand format de Claire Chevrier: une salle de tir sportif avec des personnages brandissant carabine et revolver, la ligne de mire d’un bunker, une centrale électrique aux allures de château, une centrale nucléaire derrière un cimetière, une ruine rurale mi ancienne mi récente, une haute tour à l’unique meurtrière, un soldat de plomb défectueux, un papier journal recouvert d’épluchures de pommes de terre, un caveau fraîchement scellé, un faire-part de décès, une série de portraits de jeunes gens aussi nombreux que les lettres de la phrase qui les biffe: “Résisteraient ils?”, une petite boîte ronde tenue entre des mains.

Chacune de ces photographies est autonome. Rien ne permet de parler d’un ensemble. Il nous faut chaque fois pénétrer dans ce qui se tient devant nous sans apprêt: le cadrage, le traitement des couleurs, tout est neutre. Aucune sophistication, aucune “artisterie” et pourtant pas non plus de fausse désinvolture. Ce n’est pas de “la belle photo”, ce n’est pas non plus ce que l’on nomme, selon un statut encore ambiguë mais qui, nous l’espérons, va faire long feu, de “la photographie d’artiste”: aucun rapport souligné à la sculpture ou à la peinture, quoique cela y soit aussi, mais d’une façon discrète et jamais systématique. Non, il faut s’arrêter à l’image, en étudier l’iconographie, la lecture défendue par l’insistant mutisme.
Il y a une photographie du constat, pourtant éloignée de tout aspect documentaire, qui ponctionne le réel pour le dresser devant nous, comme un mur propice à l’affrontement. Constat de quoi? De l’abrupt de ce réel, choisi pour le silence de son aplomb. Constat d’opposition, d’épaisseur opposante, d’opacité. La vision là-bas, c’est le front têtu d’une chose inanimée. La vision là-bas est écran. C’est là où le regard bute et s’arrête. C’est là où le photographe prend, saisit ce qui est déjà arrêté, ou a des allures d’arrêt, de promulgation.
Parmi les problématiques de la photographie, il y a celle des paradoxes liés à sa valeur indicielle. le moule, le calque ou l’empreinte, bref, le moyen le plus direct de la ressemblance, par contact, ne fait-il pas foi? Or, en quoi le masque mortuaire, même à travers l’étude de sa physiognomonie, est-il garant d’un tempérament, d’une énergie ou d’un talent. En quoi signifie-t-il? Cette empreinte est impuissante à relever la moindre intériorité. De la même façon, la photographie, en accumulant les preuves, ne cesse pas de se comporter en faux témoin. Le fameux pseudo-suaire de Turin est encore donné comme l’archétype de ses contradictions ou de sa fausseté.
Claire Chevrier photographie au coup par coup des éléments qui relèvent l’incapacité du faux témoin, son appareil, à fournir des preuves. Du moins, son instrument s’avère incapable de saisir une intériorité abstraite, sinon en en marquant le détour, la frontière. Aussi, collectionne-t-elle des récipients scellés, au contenu évident - le spectateur l’identifie très vite, en saisit l’allusion sans mystère -, mais dont l’invisibilité rend “la connaissance” ou l’évaluation impossible (la violence, la mort, l’absence, la fiabilité morale), en tout cas, à la seule aune des images proposées. Elles sont donc comme des icebergs avec une partie visible, une autre, équivalente, invisible. Leur intérêt provient de la confrontation et de la friction de ces deux parties.
Tout ce que l’on peut savoir, c’est que tous ces contenants renferment quelque chose de volatil que l’on pourrait nommer, en se remémorant un objet de Marcel Duchamp, “un bruit secret”. Peut-être est-il souhaitable alors, de remplir ce creux avec notre mémoire, notre grenier d’images, notre tout-venant métaphorique?
Par exemple: petit, on m’apprit qu’une boîte ne doit pas être ouverte, que si les adultes éprouvent la nécessité de dissimuler quelque chose au regard, ce n’est pas pour qu’un enfant vienne ouvrir ce récipient (et gâcher de la pellicule). Pourtant, on est aussi tenté que le jeune Saint Louis de Gonzague voulant revoir le visage de l’infante ou que la femme de Barbe Bleue devant le placard interdit. Ce sont des photographies dont le dedans se défend, dont il est interdit d’expliciter le dedans.
A la question, “Résisteraient ils?”, lacérant une série de portraits, l’impassibilité des visages (de jeunes gens inscrits au concours d’entrée aux Beaux-Arts) nous interdit de pousser notre inquisition: ils résistent déjà à la question posée. La légende joue comme un cadenas. Comme si tel type de comportement pouvait transpirer de leur regard, comme de celui de l’objectif!
Pourtant, la question ne cesse pas de rendre poreux le matériau le plus ferme, la vision la plus objective.
Comment rendre ce qui agit sous l’apparence, sous une surface dont le statisme laisse à peine percevoir une dimension qui n’est pas sa profondeur mais “son travail”, son agissement, ce qui en quelque sorte, soulève le poids du constat?
Comment c’est , ce qui traverse “ce qui est”? (Une pensée, par exemple, comme ”une résistance” qui rougirait derrière des visages encore adolescents). Il y a des lieux qui brûlent, même si leur brûlure est refroidie par des enceintes austères. Dans la château bien protégé de l’énergie, une centrale - comme on le dit de la plus forte prison - quelle menace vibre ou irradie, à la façon de ces lignes à haute tension qui rendent la vie tellement impossible à leurs riverains?
Quel résidus de la nécessité de survivre, puis de sa faillite, peut-on “attraper” dans la ferme effondrée au bord de la route (la ruine des murs ancestraux mélangée à celle des reconstructions récentes: le torchis continué par le parpaing...)?
Les épluchures sur le papier journal cendreux, quel bon ménage entretiennent elles avec les “nouvelles” du matin? Cet emballage sur cet emballage, tous deux également promis à la poubelle, indiquent ils la même indifférente ingestion? Où est passé l’horreur des faits divers comme l’ennui des gestes quotidiens?
Par quel vide est percé ce soldat, cette tempura de plomb explosé par le bolide qui le traverse (il a à la fois du vide dans l’aile et des ailes de plomb: qu’importe, sur cette surface glacée, ça ne pèse pas...)?
Nous ne pouvons pas nous empêcher d’associer cette dernière image, où le contenu vaut pour le contenant (la balle et la figurine moulée), à une photographie célèbre prise par Capa pendant la guerre civile espagnole. Qu’y a-t-il dans le coffre de ce républicain fauché pendant l’attaque et qui s’effondre par le bas, en arbre foudroyé?
Est-ce quand on retire le fer que ça s’en va, comme un héros de l’Iliade regarde sa vie le quitter (le chuintement d’écoulement d’eau ou de sang qui sort de l’armure close du chevalier blessé dans le Lancelot de Bresson...)?
Dans le faire-part, quel secret recouvre, juste avant la litanie des condoléances, l’euphémisme “a choisi de partir”? Et dans certaines autres notices, n’est ce pas surtout le nom proscrit d’un fléau qui éclate entre les lignes annonçant le décès d’un jeune homme?
Le ciment frais qui scelle la pierre tombale de béton saisit-il l’humidité d’une haleine, la buée d’une fonte?
Des débris d’un avion crashé, les secours extraient la boîte noire; comment c’est , dans La boîte noire? Jean Tortel, dans un poème semblablement titré*, approche à peine ce dedans (“cette bouillie”).
“Ce qui es t/ Par dessous./ Suinte./ Serait-ce moi./ Ou qui.”
L’apparente objectivité d’un regard met en balance le montré et le caché, le secret et l’aveu. Claire Chevrier essaie de prendre les murs pour ce qui les traverse. Elle propose une surface et un son creux (une salle de tir sportif aux couleurs éteintes, avec les cache-oreilles bourrés d’étoupe des tireurs, produit une photographie assourdie: que devient la violence dans l’exercice du tir “sportif”? Le geste est amorti par la techné, ce qui nous renvoie à un souvenir sinistre). Elle creuse le rien qui est là-dedans et dont la nuit finit par s’évaporer. Elle se sert de son appareil photo comme d’un compteur-geiger, d’un enregistreur de fantômes levés dans l’anodin, le presque indifférent.
Cette façon de vouloir prélever, révéler des fumées, des ectoplasmes, “nos” absents, et même de l’espace, de l’air... (une des premières photos de Claire Chevrier montrait un homme, muni d’une tarière, qui tentait, à bout de bras, de carotter un échantillon de ciel...), appartient à l’origine même de la photographie.
L’Algonquin l’affirmait: on lui avait “pris” quelque chose. Il n’y a donc pas que la lumière pour imprégner, graver. D’autres éléments ténus, d’autres atomes vont ronger la gélatine. Si mille coups de sonde ont pu résonner au-dessus de la tombe de Palenque et les profanateurs se sont acharnés sur le secret des momies, c’est que ce quelque chose “suinte”.
“Quelque chose”. Ce n’est pas nommer; C’est tenter de toucher le dedans. C’es t tenir compte d’une activité chimique, fièvre ou pourrissement. On ponctionne de la lumière et du temps qui se mettent à mordre, comme un acide. Cette morsure donne une image qui à son tour vire, se périme et moisit. C’est tenter le pari d’enregistrer cette activité.
L’empreinte, c’est toujours en creux. L’activité photographique consiste à creuser. On dit d’un volcan, d’une centrale nucléaire qu’ils sont en activité. Une fois le papier irradié, peut-on refroidir ou neutraliser cette activité? La morsure ne continuera-t-elle pas son travail, jusqu’à l’os et à la cendre?
Dans ses photographies, Claire Chevrier entretient une distance entre deux termes: le premier concerne l’impassibilité d’un constat, le second la menace qui corrode cette impassibilité, comme est également rongée ou subvertie la banalité de la plupart de ses motifs. Cette distance a surtout pour effet d’accuser un contraste. Alors que partout, autour de nous la plupart des images s’adonnent au culte de la violence la plus spectaculaire qui se trouve évidée, évacuée par l’insistance de sa crudité, Claire Chevrier inscrit dans ses photographies le chemin contraire: la violence du monde est incluse, d’autant plus explosive et menaçante qu’elle est contenue.
A cela s’ajoute une sorte de parabole qui tourne autour de ses moyens et de ses instruments: son appareil ne prend ou ne contient que ce qui “image” son fonctionnement. La corrosion, évoquée plus haut, renvoie à la chimie photographique, comme les différentes “présences”, abstraites ou invisibles, évoquent des problématiques liées à la lumière, dans ses acceptions culturelles et symboliques. Cependant, l’exploration des termes propres à ses moyens n’entraînent pas une fermeture: le réel, tel qu’une description de l’écrivain Handke ou un plan du cinéaste Ozu peut nous en donner la sensation, s’impose d’abord dans la violence de son mutisme.

Frédéric Valabrègue

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