Les capteuses.

Jacinto Lageira - décembre 2006

Regardant une photographie, on ne peut éviter d'en rechercher les traces, les indices, les signes de concrétude, qu'ils soient implicites ou explicites, comme pour apprécier la quantité de réalité que nous présente l'image. En dépit des savoirs accumulés et des innombrables polémiques entendues sur la question, il nous faut en permanence vérifier la teneur de réalité des photographies, surtout celles dites de « style documentaire » (selon la formule de Walker Evans), car nous savons pertinemment qu'en de tels cas cette teneur de réalité hypothèque grandement la teneur de vérité. Si l'image n'est pas réelle, elle ne peut être vraie. On voit aussitôt le paradoxe, voire l'absurdité de la remarque : le fait même que nous avons affaire à des images, donc à un artifice, démontre que nous n'avons pas un accès direct aux supposées réalité et vérité, l'image médiatisant toujours la relation.

Pourtant, le monde des photographes (et des cinéastes) se divise en deux camps : ceux qui captent le réel, ceux qui le fabriquent. Imaginer toutes les nuances et hybridations possibles à partir de ces deux formes de production n'élude aucunement la problématique, surtout lorsque les sujets des photographies ­ comme c'est ici le cas chez Claire Chevrier et Lidwien van de Ven ­ sont fortement connotés. Socialement, politiquement, moralement. Nous ne pouvons rester indifférents à ce qui est montré dans et par les photographies, pour la bonne raison que les artistes nous engagent dans ce processus d'évaluation de la teneur de réalité. Quand bien même tout y serait entièrement faux et construit, on nous demande de prendre parti, notre seule cadre de référence étant alors notre réalité, ici et maintenant, d'êtres engagés dans une vie sociale, politique et morale.

Les différences évidentes entre les travaux de Claire Chevrier et de Lidwien van de Ven, tant du point de vue plastique que pour ce qui est du projet esthétique, ne doivent pas occulter cette sorte de mise en demeure commune vis-à-vis du spectateur, lui intimant de se situer, de trouver sa place, de prendre conscience de sa position lorsqu'il se trouve face à ces ¦uvres. De même, autre point commun ­ aussi avec d'autres artistes ­, les deux photographes ne développent pas leur travail dans une dénonciation frontale, un dévoilement ou une mise à nu de la réalité (d'ailleurs illusoire) saisie dans tel espace-temps par la caméra ­ attitude qui fut pendant longtemps un style et même une stylisation dans la pratique photographique ­, préférant d'autres modalités, non moins inexactes ou flottantes que bien d'autres approches appréhendées comme le rendu vrai de la réalité.

Lorsque Claire Chevrier photographie les lieux qui sont aux jonctions de la ville et du paysage, sans être spectaculaires ou grandioses ­ puisqu'il s'agit le plus souvent de mégapoles ­, ils sont pour le moins inattendus, presque irréels. Telle cette vue d'ensemble de la ville du Caire, gigantesques amas de constructions surgissant de la verte campagne, dont a du mal à croire que cela puisse encore exister de nos jours. On ne sait s'il faut opter pour la commisération ou pour l'exotique. La plupart des espaces-limites ainsi photographiés sont présentés de telle sorte que le banal, le simple, l'évident, le courant le disputent à l'incroyable et au singulier. Sans doute, Claire Chevrier voit et nous fait voir ce qui pour les habitants passe inaperçu ou n'est plus volontairement regardé, mais elle nous présente ainsi la plastique d'un lieu, d'un temps, d'une géographie, ou encore d'un geste. Et c'est moins dans les sujets mêmes ­ telles personnes ou tels espaces ­ que réside une sourde inquiétude ou un malaise persistant qu'en cette plastique, comme surajoutée à un réel qui n'en est pas embelli pour autant. C'est même tout le contraire : la plastique de l'image photographique en fait ressortir la platitude ou l'angoisse.

On insiste souvent, avec raison, sur l'échelle des photographies de Liewin van de Ven, puisque sans magnifier les scènes quotidiennes glanées à travers des villes dans le monde, elles leur confèrent inévitablement une échelle perceptuelle qu'elles n'avaient certainement pas sur place. Notre vision s'en trouve changée ainsi que le statut de l'objet perçu. Ce n'est pas l'agrandissement du tirage, ou pas uniquement, qui modifie l'échelle de notre perception, c'est bien plutôt l'expérience que nous projetons dans l'image et le vécu que nous pensons y voir ou que nous percevons véritablement. Entre poétique du lieu, du hasard, de l'objet trouvé et parfaite mise en scène, les photographies de Liewin van de Ven s'apparentent souvent à des scènes de crime. « Scènes », car la dimension théâtrale n'en est pas absente, et semble même recherchée par l'artiste ; « crime », parce que le mur de Nantes, le mur de ŠŠ font bien référence à cela, et que dans d'autres photographies semble planer un doute quant à ce qui a bien pu s'y passer. L'échelle, le choix du noir et blanc, ne peuvent manquer de faire penser au « film noir » américain, ou à toute autre part fictive, imaginaire, point de départ d'une dérive mentale quant aux significations de ce qui a été photographié et n'est plus. Or, comme le rappelle Van de Ven : « La représentation a deux côtés, dont l'un est toujours la connexion avec la réalité. ». C'est assurément cette connexion-là qui nous fait voir et nous donne à voir tout autre chose dans ses images : l'envers réel du fictif.

Jacinto Lageira

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