L’impitoyable lucidité de la photographie ne vaut pas explication

François Cheval - 2013

Conservateur en chef du Musée Nicéphore Nièpce

 

 

Charleroi 2013. Redonnant ses vertus à la vraisemblance naturaliste, dans cet espace apparemment anesthésié, Claire Chevrier s’évertue à débusquer et à faire sentir l’énergie, l’ardeur même, et le mouvement qui animent la ville ; malgré tout. La ville du XIXème siècle, industrielle et triomphante, retient son souffle. En continuelle transformation, conséquence de règles précises et inconnues, elle s’agite en tout sens sans trop savoir où elle va. Son destin, comme entité biologique, ne la conduit pas inévitablement à l’uniformité ou au déclin. D’où cet énoncé paradoxal, un scénario dynamique décrivant un difficile processus d’adaptation et de révision des formes ; au prix d’une débauche énergétique dans un milieu désormais hostile de friches et de désespérance.

L’impitoyable lucidité de la photographie ne vaut pas explication. Sans illusions face aux valeurs documentaires et à la crise de la preuve, Claire Chevrier sait qu’il n’est plus de communauté de travail dans cette ville, réalité physique impassible et pétrifiée. Cette photographie  n’apprend rien que l’on ne sache déjà. Elle est sa propre fin. La ville n’a ni beauté ni laideur. A priori, elle se présente morne dans une apparente torpeur alors que tout se dégrade. On en viendrait à regretter le capitalisme triomphant et son arrogante  puissance ! Un cliché aujourd’hui n’a pas d’orgueil. Il ne rendra jamais l’esprit et la mémoire d’une communauté. Par contre, il s’en dégage, parfois, une étrangeté, un sentiment diffus de vérité, entre l’usure et la survie.

Lors de séries précédentes, Claire Chevrier laissait entrevoir sa foi en la résistance. Une plante sauvage, un enclos bricolé, des peintures criardes et la ville n’appartenait pas seulement à la spéculation. Il en va autrement ici. Les images réunies en Wallonie fébrile portent en elles des intuitions funestes. Les documents bruts témoignent d’un objet étranger à la fascination pour le moderne et sans illusion sur les transformations du monde. Les présupposés de cette « esthétique » photographique, faussement candide, qui gouvernent le destin des villes, relèvent d’un phénomène confus et déconcertant.

 

Il n’y a plus d’évidence et d’identification. Les signes traditionnels se retirent de l’espace urbain. Qui peut dire ce qui ressort du sacré, du politique ou du privé au milieu de cette confusion formelle ? Certes, la cité est soutenue par des volontés que l’on entrevoit, mais le mouvement et les modifications structurelles qui s’y déploient sont, elles, difficilement visibles. A moins de faire appel à la technique de la reconduction, on saisit avec peine les forces et les formes qui s’expriment, les rationalités différentes qui s’affrontent. Car ici le réel est dissocié et la structure urbaine instable.

 

On ne songe même plus à décrypter les manifestations signalées par le réel. Elles taisent un sens qui se refuse à l’observation de la photographie. Ce sens ne se manifesterait-t-il que dans le recours ultime aux mots et à la pensée ? La photographie documentaire, une fois de plus,  dévoile son inaptitude à s’affirmer comme le seul langage autorisé à révéler des intuitions.

Le propos humble et implacable montre comment la photographie s’attache à analyser des systèmes complexes. Sans narration aucune, se refusant à imposer un cadre explicatif au dysfonctionnement urbain, elle se contente d’ordonner une suite de prélèvements choisis. L’image fixe retrouve une légitimité quand elle avoue sa faiblesse face à la complexité urbaine. La ville ne s’envisage pour ses représentations et ses perceptions qu’en termes antinomiques.

 

Claire Chevrier fait du site urbain un panorama, ordinairement aperçu depuis un promontoire, donnant au spectateur que nous sommes l’illusion de contrôle visuel sur le territoire. Cette vue, qui autrefois relevait du spectacle ou d’une vision romantique, était supposée exciter les sens et fortifier les valeurs morales des populations. Les blocs, des quartiers sans qualité, s’y agencent on ne sait comment. Quant à la lumière, elle ne rappelle jamais la lumière du Nord, chère aux peintres. La conception idéaliste du paysage urbain, caractéristique du XIXème siècle, s’oppose à la réalité contemporaine de la crise, conséquence de la désindustrialisation.

 

Les façades bourgeoises, les monuments et les squares, le patrimoine héréditaire de la cité s’éloigne. L’homme moderne se trouve en présence d’un héritage culturel illisible, d’ajustement en ajustement, le monde s’apparente à un bricolage dont on ne perçoit plus la logique. De ce chaos inextricable, nous discernons des îlots de pauvreté et des logements insalubres, zones de non-droit qui troublent l’ordre ancien. La ville - mais a-t-elle jamais fonctionné correctement ? - admet sa confusion. Pour donner le change, elle s’active. Flux de marchandises et d’hommes qui la traversent, elle dessine des lignes et constitue une trame qui se voudrait ingénieuse. Sans mémoire mais entreprenante.

 

La ville retrouve ses côtés sombres fustigés par Baudelaire. La négation de la tradition y règne en maître. Organisme toujours vivant, elle tente de s’adapter mais ne fait qu’accentuer les fractures spatiales et sociales. Charleroi, représentation culturelle élaborée par l’histoire, colle au système de valeurs politiques, scientifiques et esthétiques, philosophiques ou religieuses des classes dominantes. L’organisation de l’espace urbain n’est intelligible qu’au travers du regard de ces derniers ; une succession de lectures contradictoires internes, une mise en œuvre de l’imaginaire patronal. La banqueroute industrielle a laissé derrière elle un paysage culturel désolé.

 

Qu’attendre de ce spectacle, sinon des perspectives déroutantes, dépourvues d’harmonie. L’espace s’étend toujours plus mais sans véritable profondeur libérant une déplaisante impression d’instabilité.  L’urbanité de ces villes ne peut se décrire. Elle se révèle impalpable et indéterminable, se refusant à l’appareil et à son opérateur. Cependant, on discerne l’appauvrissement structurel de la forme urbaine. Ville sans qualité où l’idée même du pouvoir s’est évanouie sous l’effet de l’étalement, du fractionnement de l’espace et de l’absence de gouvernance. Charleroi, peut-être, souhaite s’affirmer rectiligne. Mais on n’y aperçoit plus les hommes. De ces points de vue choisis par la photographe, on ne les reconnaît pas. A l’horreur de la foule, vilipendée par les poètes et les réactionnaires, a fait place le vide. La modernité de la ville réitère sans fin l’aliénation et la dégradation précède l’aridité. A l’obscurité de la ville, à son opacité, se double la perte d’expérience de l’espace, une sociabilité fondée sur les habitudes et les rites.

 

L'espace organisé selon les lois abstraites du « point de vue » n'atteint pas la cohérence intime et sensitive du lieu, il n'en est que l'exhibition sans âme, la caricature impudique. L’usine alors est une expérience sensible, celle de la disparition. La photographie est moins la représentation d’une situation qu’un affect. On n’est plus, là, dans la perspective de l’établissement d’un fait. Les ateliers et les bureaux dévastés, espaces concrets, se refusent à l’indifférence ou à la neutralité.

A l’affut des corps au travail dans les ambiances et les fonctions survivantes de l’usine, la photographe s’acharne à retenir une substance sensible. Elle tente sans illusion de contenir cette dévitalisation qui se donne à voir, jusqu’au corps de l’homme apathique et résigné.

Les usines, l’atelier et le bureau, devaient leur unité non au réel mais à la mémoire. Cette mémoire qui donne aux producteurs la possibilité de relier les signes entre eux pour constituer le tissu des connaissances sur le monde.

L’expérience de l’atelier ou du bureau, directe et immédiate, était celle de la présence de l’autre. Être dans ces espaces, aujourd’hui abandonnés, c’était affirmer sa visibilité comme être productif. Charleroi, cette série photographique est une expérience photographique bouleversante, parce qu’affective, une recherche de contact avec un monde en voie de disparition.

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