SPAZIO DI RAPPRESENTAZIONE.

Fabien Danesi - 2008

À l’occasion de sa résidence à la Villa Médicis, Claire Chevrier a cherché à cartographier la cité romaine au moyen de ses photographies. Pendant près de douze mois, elle a arpenté le territoire de la capitale italienne et ses entours afin de rendre compte des différents espaces qui la constituent, loin des clichés touristiques généralement circonscrits au quartier historique. Sans souci d’exemplarité, les lieux sélectionnés déterminent alors une identité - sous une forme elliptique ou fragmentaire - à même d’évoquer la complexe diversité d’un milieu urbain et de ses abords plus ou moins administrés.

Dans le cadre de cette exposition, il est ainsi possible de voir l’intérieur de la basilique de Saint-Jean de Latran, le bloc d’immeuble moderniste de Corviale construit par l’architecte Mario Fiorentino dans les années 1970, le Stade olympique créé en 1953 en plein cœur du Forum italien, ou encore un campement de gitans près du Tibre et une carrière de travertin. Chacun de ces environnements présente une géographie spécifique et connaît une histoire qui lui est propre. Mais leur association trace en filigrane la reconstitution partielle de la topographie culturelle de Rome. De la sorte, le travail de Claire Chevrier peut être interprété sous l’angle de la description. Reste que cette dimension descriptive ne suppose pas le prolongement de la croyance en l’enregistrement littéral de la réalité.

Spazio di rappresentazione : espace de représentation. Le titre générique utilisé pour la plupart de ses images traduit explicitement une mise à distance du réel qui s’observe à travers le vide des premiers plans. Cet espace laissé libre de tout objet permet un recul par rapport au motif ou à la scène visible plus loin. Il invite le spectateur à ne pas s’engager pleinement dans l’image sur le mode de la projection. Un tel refus du processus empathique - qui participe au principe de l’illusion - témoigne de la volonté de Claire Chevrier de repousser la transparence de la reproduction photographique au profit de l’affirmation d’une construction visuelle. La photographie est ici comprise comme une composition structurée, et non comme un simple document de ce qui aurait été perçu et enregistré. Cette organisation du cadre n’apparaît pas cependant de façon ostentatoire. Les images de Claire Chevrier ne cherchent pas à faire valoir une rigoureuse objectivité en privilégiant la technique numérique dans sa capacité à prélever des fragments du monde avec une implacable précision graphique. Elles sont dépourvues de toute plasticité artificielle et écartent la fascination pour une indifférence étrangère à l’œil humain.

Pareilles photographies s’engagent toutefois sur la voie de la neutralité, mais une neutralité qui signifie avant tout un retrait. Cela peut s’écrire autrement : les œuvres de Claire Chevrier ont pour qualité la discrétion. Un regard trop pressé y verrait de l’anodin. Et il est vrai que ses images se dérobent à l’anecdote ou à l’évènement. À une époque où l’on n’en finit pas de constater l’inflation des productions visuelles, recourir aux effets d’une singularité "coup de poing" demeure souvent une facilité pour attirer l’attention et tenter de ne pas disparaître dans le flux des images mondiales en perpétuelle expansion. Pour sa part, Claire Chevrier a fait le choix d’une certaine banalité que l’on aurait tendance à placer dans le hors champ d’un univers médiatique dont le régime de sur-visibilité voue les images à devenir de simples stimuli nerveux.

Soit les deux photographies de cette architecture de récupération développée par les gitans qui louent à des réfugiés philippins et roumains leurs maisons - placées entre le grande raccordo anulare et le fleuve. La première montre un chemin de terre traversant une nature assez dense. Un seul détail vient désigner l’existence concrète de ces habitations précaires : sur la droite, s’observe un portillon qui a été fabriqué à partir d’un sommier à ressort et d’une bâche en plastique verte. Aucune prise possible au récit. Il s’agit juste d’un espace hybride entre nature et culture, pauvreté des matériaux et ingéniosité de la fabrication, modeste présence et désolation - en cela proche de l’indétermination. La seconde montre l’intérieur d’une construction où la vétusté du mobilier précise son intégration dans l’environnement végétal que l’on perçoit notamment à travers la toile qui sert de toiture. Là aussi, la photographie ne propose pas une puissante énonciation. L’enjeu n’est pas la communication d’un message. Au contraire, Claire Chevrier paraît pointer la nécessité de laisser advenir les choses.

Car les espaces de représentation ne correspondent pas uniquement à ses compositions. Ils renvoient à la réalité qui est mise en scène avant même que la photographe ne vienne s’y confronter. À cet égard, le monde est bel et bien un décor. Une telle conception ne recoupe pas inévitablement les notions de simulacre ou de simulation, employées par le penseur Jean Baudrillard et reçues régulièrement comme synonymes d’une déréalisation. Si le monde est un décor, c’est parce qu’il est produit et agencé par l’homme, c’est-à-dire par les états, les entreprises ou les groupes sociaux de tous ordres. Il répond donc à des Weltanschauung (visions du monde) qui ne se limitent pas au mode abstrait des idées théoriques mais se réalisent dans la transformation matérielle de l’environnement. Ces visions ou idéologies se superposent et s’entrecroisent de telle façon qu’elles fabriquent ce que nous nommons toujours la réalité - cet espace physique de la vie quotidienne qui contient l’ensemble des images disponibles.

De ce fait, les œuvres de Claire Chevrier déjouent l’expressivité subjective dans le but d’exposer ces représentations concrètes. Ces dernières sont du domaine de l’évidence lorsque la photographe s’attarde sur une cérémonie religieuse. Mais elles peuvent être moins connotées quand elle prend position au devant du panorama d’une zone industrielle en pleine construction. Dans ce cas, le site se lit comme l’un des théâtres de l’économie marchande où la plantation de jeunes arbres a pour fonction à terme une intégration - idéale et invisible - de la nature pacifiée à un fonctionnalisme bon marché qui continue à être le moteur de ce type de production périphérique. À chaque fois, le recul adopté par Claire Chevrier engage à la réflexion plus qu’à la contemplation. En bordure, les endroits fixés sont à la fois quelconques et ne vont plus de soi. L’ordinaire devient un contexte à questionner. Le point de vue de la photographe invite en effet aux interrogations sans que la situation présentée révèle un état de crise ou une tension. Cet abandon de la dramatisation participe d’un apprentissage de l’acuité critique, dépourvu de tout didactisme pesant ou d’un semblant de moralisme.

À cet égard, la série des trois sols est significative : c’est une danseuse étendue en croix, sur le ventre, dans une salle de répétition ; ce sont deux ouvriers vus en plongée sur une dalle de travertin en train d’être découpée ; et deux restaurateurs travaillant à la marqueterie du dôme de Sienne. Leurs gestes ne sont pas ici emphatiques et la présence des corps n’est pas exacerbée. Par contre, les attitudes constituent une sorte de délicate chorégraphie normalisée par les pratiques. Elles répondent à des usages professionnels et rappellent que les lieux suscitent des comportements qui leur sont caractéristiques. Façon de remarquer que les "acteurs" sont souvent conditionnés par l’environnement dans lequel ils évoluent. Et si les silhouettes en relation directe avec le sol se découpent dans le vide de cette surface, c’est afin - une fois de plus - de donner la possibilité au spectateur d’occuper un intervalle par rapport à la scène.

En définitive, les photographies de Claire Chevrier offrent une approche anthropologique particulièrement nuancée. Elles répertorient différents espaces de représentation italiens, non pour nous conter une truculente commedia dell’arte, mais dans la perspective d’entrevoir dans leur variété les modes culturels de l’investissement au monde. La sobriété de sa démarche va de pair avec l’évitement de toute grandiloquence formelle. Et en une période où la photographie se complaît parfois dans le spectaculaire, on ne saurait que trop l’apprécier. L’œil en ressort aiguisé.

Fabien Danesi, 2008

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