Typologie photographique de la ville générique

Fabien Danesi - 2008

"La ville générique est la ville libérée de l’asservissement au centre, débarrassée de la camisole de force de l’identité. La Ville générique rompt avec le cycle destructeur de la dépendance : elle n’est rien d’autre que le reflet des nécessités du moment et des capacités présentes. C’est la ville sans histoire."

Rem Koolhaas, 'La ville générique', 1994

En l’an 2000, Claire Chevrier s’est rendue à Hong-Kong, mégalopole de l’Asie du sud-est, caractéristique de l’expansion urbaine dont l’ampleur s’accroît à toute vitesse en ce début de XXIe siècle. Ce voyage fut l’occasion pour la photographe de renouveler sa pratique en délaissant le rapport à la mémoire questionnée jusqu’alors au profit d’une inscription dans l’espace contemporain de ces cités qui connaissent un développement exponentiel et chaotique. À en croire l’architecte Rem Koolhaas, pareil accroissement engloutit justement toute forme de passé et génère la création de villes amnésiques, sans identité ou qualité spécifique[1]. Ces villes génériques - comme il les nomme - instaurent des zones multiraciales et polyculturelles, d’une extrême densité démographique, qui prolifèrent sur le mode de l’assemblage hétérogène. Rio, Bombay, Istanbul, Le Caire ou encore Los Angeles et Lagos en font partie. Elles composent également la liste des immenses agglomérations que Claire Chevrier a arpentées, à la découverte de ces lieux surdimensionnés et instables où vivent de plus en plus les hommes, notamment dans les pays émergents.

Face à ces sites anonymes incarnant la mondialisation, les photographies de Claire Chevrier s’organisent en une typologie particulière. Les catégories définies - paysages-villes, limites, espaces + constructions, croisements villes, avenues et bâtiments - se présentent presque comme un zoom avant, depuis les bordures de ces mégalopoles vers leur intérieur dépourvu de centre. Elles montrent en tout cas un rapprochement en direction du réseau urbain, à la faveur de cadrages resserrés qui sont associés de manière régulière à une réduction du format. Ainsi, ses images sont-elles tout autant des représentations que des objets : les rapports de proportions et les jeux d’échelle y sont organisés avec précision de façon à ce que les territoires observés aient une nette lisibilité, soutenue par la matérialité des images. La forte perspective de l’Avenue 03 à Lagos ou l’horizontalité de l’Avenue frontale 01, cette fois à Rio, soulignent le souci d’organiser le réel sans systématisme, au même titre que la variation de la taille des tirages en fonction du motif.

En fait, la classification de Claire Chevrier ne répond pas à la répétition d’un protocole extrêmement rigoureux lors de la prise de vue, dans la tradition des Becher et de l’école de Düsseldorf. Si certaines caractéristiques peuvent se retrouver (comme le point de vue en surplomb ou les registres horizontaux qui rythment la composition), ce ne sont pas des paramètres immuables qui viseraient à la définition d’une stricte série où l’objectivité technique rejoindrait l’abstraction des vues. L’ajustement est privilégié à la récurrence de traits spécifiques afin de rendre compte d’une réalité urbaine elle-même flexible et en perpétuelle mutation. Loin de constituer un corpus dont la reconnaissance serait immédiate, Claire Chevrier adopte un regard qui traduit la perte des repères géographiques propre à ces cités où les modes de survie créent un vocabulaire universel de l’habitat, à l’image de la bâche bleue que l’on retrouve dans de nombreux bidonvilles, indépendamment de leur latitude.

Cette souplesse dit le désir de réagir aux milieux traversés sans plaquer une grille de lecture contraignante qui en régirait l’accès. En dépit de leur homogénéisation désordonnée, il ne s’agit pas pour Claire Chevrier d’établir une nomenclature valable pour toutes les villes de plus de dix millions d’habitants dans la perspective d’une disposition transparente qui rassurerait quant à la maîtrise potentielle de l’environnement humain. Au contraire, les catégories - du paysage aux édifices isolés - témoignent encore d’une tentative d’appréhender ces territoires à la mesure de l’individu quand pareille notion semble vouée à disparaître. L’adaptation est donc au cœur de la démarche de la photographe qui s’est également intéressée à des concentrations humaines moins gigantesques. C’est le cas du Paysage-ville 05 qui montre derrière une rangée d’oliviers, dans le lointain, les immeubles de Damas, prolongées sur la colline par d’innombrables constructions de fortune. Cet urbanisme précaire peut se confondre alors avec une roche, signe que la frontière entre la culture et la nature, la cité et ses entours, ne se donne pas de manière tranchée.

La déterritorialisation dont il est finalement question oblige à revenir sur la célébrissime notion de l’aura définie par Walter Benjamin[2]. La reprendre aujourd’hui dans le cadre d’un texte sur la photographie pourrait paraître éculé tant elle a été associée interminablement à ce médium. Pourtant, la perte de l’unicité diagnostiquée dans les années 1930 par le philosophe allemand offrirait la possibilité de comprendre que ces villes génériques ne sont que l’extension irrémédiable du déclin du hic et nunc, de l’ici et maintenant. Pour Benjamin, cette authenticité était associée à l’œuvre d’art dans la mesure où cette dernière était dépositaire d’une tradition (visible à travers sa présence matérielle) que la reproduction mécanique venait anéantir sous la double forme d’une décontextualisation et d’une actualisation. De nos jours, l’ensemble des nouveaux espaces urbains serait à interpréter comme le produit de cette transformation. Mais il souligne aussi que la dialectique de Benjamin n’est plus totalement opérante : « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il[3] » ne s’est pas retournée en une simple promiscuité avec les choses. Que l’emprise de la banalité se soit accrue ne fait aucun doute. Mais elle ne signifie pas toutefois une éradication de toute distance.

À cet égard, les photographies de Claire Chevrier conservent le plus souvent un intervalle qui se matérialise visuellement sous la forme d’une étendue vide au premier plan. Elles associent la familiarité d’un lexique architectural qui emprunte à une sorte de modernisme international à des détails pittoresques, comme les saris portées par les femmes hindoues de Bombay dans Paysage-ville 03. Sans se focaliser sur ces traits exotiques, ses images marquent l’entremêlement topographique de l’étrange et de l’ordinaire, de la variété et de l’uniformité. L’ambivalence se substitue à ces oppositions exactes pour désigner une contemporanéité où le divers et le même deviennent interchangeables. Or, c’est cette indistinction qui fait que l’aura ne s’éclipse peut-être pas totalement. À l’heure du métissage, une « singulière trame d’espace et de temps[4] » subsisterait, signe que le regard continue à être synonyme d’une expérience, éloignée de toute pureté.

[1] On peut se reporter notamment à l’article de Rem Koolhaas, « La ville générique », traduit en français et publié dans l’ouvrage Mutations, Paris, ACTAR, 2001, p. 722-757.
[2] Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936) », Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 117-192.
[3] Ibid., p. 144.
[4] Ibid.

Fabien Danesi

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