Claire Chevrier, Sur le fil

Audrey Illouz - 2021

« Voix de X : Un jardin… n’importe quel jardin…il aurait fallu que je puisse vous montrer le décor de dentelles blanches, autour de vous, la mer de dentelles blanches où votre corps…Mais tous les corps se ressemblent et tous les déshabillés de dentelles, tous les hôtels, toutes les statues, tous les jardins… (Un temps.) Mais, ce jardin-ci, pour moi, ne ressemblait à aucun autre…Chaque jour, je vous y retrouvais… »[1]
Alain Robbe-Grillet, L’année dernière à Marienbad

Claire Chevrier a amorcé la série Espaces Traversés en 2017. Elle y parcourt des structures hospitalières telles que des CHU, des centres psychiatriques, et autres institutions aux acronymes austères (IME, CTR, CHS…) dédiées au handicap physique et mental. Elle y entrevoyait un moment charnière, un « point de bascule [2]» pour reprendre son expression, où la précarisation s’intensifiait.

C’est précisément à ce « point de bascule » que s’intéresse la photographe lorsqu’elle entreprend un projet, qu’elle investigue les mégalopoles à l’heure de la mondialisation (Un jour comme les autres), la fermeture annoncée de sites industriels (Il fait jour) ou d’usines (Romans-sur-Isère). Elle sonde ainsi des espaces sur le point de péricliter, des structures prêtes à subir la crise de plein fouet.

 Trois années se sont écoulées depuis le début du projet. Trois années au cours desquelles la crise structurelle qui taraudait l’hôpital s’est révélée avec une force déconcertante. Espaces traversés a donc pris avec la crise sanitaire un autre tour. La situation venait désormais de basculer.

Comment aborder ces structures que nous traversons tous, que nous reconnaissons à mille lieux, qui nous font irrémédiablement peur parce qu’elles touchent à l’intégrité de la vie humaine : la maladie, physique et mentale, la vieillesse, la mort ? Comment rendre compte de ces lieux anxiogènes, surmonter nos peurs et nos a priori en s’y attardant ? Autant d’interrogations que soulève la série Espaces Traversés.

Claire Chevrier met au point un protocole de travail où elle observe les relations qui se créent entre l’organisation de l’espace et les individus. Par ce dispositif, elle touche précisément à l’essence même du dispositif analysé par Michel Foucault et entendu comme un espace hétérogène constitué notamment d’institutions, d’aménagements architecturaux, de discours, de règles et dont les éléments sont aussi bien du dit et du non dit[3]. Comme le rappelle d’ailleurs Agamben, la « mise en réseau » est précisément ce qui fait dispositif chez Foucault[4]. La photographe nomme d’ailleurs ses images en fonction d’ensembles descriptifs lapidaires qui mettent en relation l’individu ou le groupe avec l’espace (« personne espace extérieur », « personne espace intérieur », « groupe extérieur », « groupe intérieur », « duo concentration », « espace extérieur circulation ») et qui rappellent les didascalies.

Claire Chevrier pose le cadre ou selon sa propre formule « pose un espace [5]». Les corps sont pris dans un espace beaucoup plus large, qui les dépassent. Comment ces espaces peuvent-ils désormais agir sur les corps et vice-versa ? La photographe observe les circulations, les interactions, les gestes du quotidien qui se déploient dans un plan plus large ou les relations de l’individu à son milieu affleurent par un faisceau d’indices. Elle ouvre ainsi des espaces de représentation qui entretiennent une parenté avec l’espace scénique.

Le livre se construit en adoptant une progression. On parcourt ces lieux en effleurant les abords des institutions, avant d’entrevoir des interactions, puis on pénètre dans les lieux où l’on s’attarde sur les corps, les gestes du travail, les gestes du quotidien thérapeutique, les temps de sociabilité.

Extérieur jour, aux abords, des massifs taillés, des allées organisées, des bancs esseulés

Si l’expérience de la clinique de La Borde où s’est développée la psychothérapie institutionnelle a constitué le point de départ de sa recherche, Claire Chevrier s’est vite détachée d’une unité de lieu pour se tourner vers différentes institutions. Espaces Traversés se distingue ainsi très nettement de projets aux antipodes formels comme le film documentaire San Clemente (1982) de Raymond Depardon et Sophie Riestelhuber tourné dans l’asile psychiatrique vénitien et qui succèdent aux photographies du même nom (1977) ou de celui de l’artiste espagnole Dora Garcia qui convoque également la figure du psychiatre alternatif Basaglia, The Deviant Majority. From Basaglia to Brazil (2010) porté davantage sur des pratiques expérimentales et thérapeutiques.

En observant une pluralité de lieux dans toutes leurs strates, Claire Chevrier fait ressortir leurs similitudes urbanistiques et architecturales. Dans la succession des images, la répétition de motifs crée une interchangeabilité des espaces, soumis certes à des variations contextuelles. Elle révèle la nature générique de l’institution de soin ; parmi les motifs les plus récurrents, on trouve celui du banc souvent associé à l’organisation des circulations comme le signalent un tournant dans la route (« Espace extérieur banc, 02 » CHU, Angers), un croisement (« Espace extérieur 07 » Fondation J. Bost La Force), une ligne droite (« Espace extérieur banc 10 » Fondation J. Bost) qui occupent le premier plan de l’image. Chaque photographie devient ainsi une partie d’un tout et joue un rôle métonymique. Les horizons sont bien souvent bouchés (Personne espace extérieur 18, CH, Bourges) et le regard bute sur l’angle d’un mur (Groupe extérieur 04 ou Extérieur détail 03 CESAME, Ste Gemmes sur Loire).

La fonction descriptive des images, qui naît de la répétition des motifs, entretient une parenté avec les didascalies au théâtre : une indication suffisamment ouverte qui pose le décor, campe la scène, corrélée au présent de la vision et dont chaque situation de mise en scène offre une variation. La photographe a d’ailleurs commencé sa pratique en recourant au roman photo, dispositif qu’elle a récemment repris pour le projet Leyland (2017), où elle a réalisé des prises de vues des territoires et des lieux de passages autour de Calais notamment à partir de la cabine de camions. Elle monte ces images en y adjoignant des extraits du scénario de Marguerite Duras Le Camion. Comme elle l’explique, « dans Le Camion, les maux réapparaissent dans le paysage, différentes histoires, strates dialoguent.[6]». Dans Leyland, si les corps sont absents des images, le texte offre un décalage du point de vue et une mise en perspective, en faisant résonner des voix (celles de Duras et Depardieu). Ce dispositif exacerbe la relation texte-image généralement absente du travail de Claire Chevrier. Or, dans Espaces Traversés, la dimension textuelle est sous-jacente.

Comme le rappelle Bernard Vouilloux « Les dispositifs innervent donc la totalité du champ social (…) [ils]peuvent être aussi bien ceux de la prison, de la caserne, de l’usine et de l’école que ceux de ces « arts de faire » par lesquels les hommes ordinaires détournent les codes institués en se les appropriant. [7]» . En « posant l’espace », elle révèle le dispositif oppressant mais elle ouvre également des espaces de représentation où le quotidien est mis en scène et où la donne se complexifie. La mise en scène du quotidien laisse présager une amorce narrative comme le révèlent les espaces en attente.

« Au même moment dans les environs de San Francisco »

Les corps vont devoir se frayer un chemin dans ces trajectoires tracées, déterminées. Ces espaces vides campent le décor et sont saisis par la photographe lorsqu’ils sont laissés en attente, en suspens, dans un temps de latence ; Ainsi de cette image où en extérieur la disposition des chaises témoigne encore de la présence des corps, d’un dispositif conversationnel interrompu ou à venir, organisé ou improvisé au gré des temps de pause (Espace extérieur banc 07 CHS, Chezal Benoît). À travers ces indices, les corps tentent de s’approprier ces espaces avant même d’apparaître dans le champ.

On retrouve cette suspension du temps dans la photographie (« Personne espace intérieur 02 », CHU, Angers) où la mise en abyme du temps suspendu vient accroître un sentiment d’angoisse.  Intérieur jour. Un homme en fauteuil roulant de dos fixe une télévision. Ficus, pendule, chaises éparses, peintures délavées. Si l’arrêt sur image est le propre de la photographie, plusieurs indices dans l’image convergent vers une mise à l’arrêt, la prise de vue vient figer le mouvement (de l’horloge comme du flux des images diffusées sur l’écran de télévision).

Et pourtant dans les images de Claire Chevrier, toute situation ne tient qu’à un fil. L’image ne dresse pas un constat définitif mais cherche, dans l’attention portée au détail, à révéler la complexité d’une situation. Ces motifs anxiogènes, quand on les scrute dans leurs multiples facettes, se chargent d’une tout autre connotation. Le ficus que l’on croyait si hostile dans sa domesticité factice peut devenir thérapeutique comme dans Duo espace 04, CHU, Angers où le corps malade occupe le premier plan de l’image et où l’attention se porte sur les mains qui deviennent l’élément central : tandis que celle du patient au centre de l’image tient un sécateur, celle du soignant semble détachée du corps. Attardons-nous sur les gestes pris dans des espaces de représentation.  

 « Neuf mètres carrés de moquette[8] » 

Dans la série Romans-sur-Isère, la photographe observait les gestes du travail. La séquence y tenait un rôle particulier. Tout en jouant sur l’ellipse, la décomposition du mouvement pointait des gestes voués à disparaître. Les hommes étaient aux prises avec des machines (gestes-regards), dans des chorégraphies tantôt burlesques aux accents keatoniens (séquence 2 épicerie) tantôt calibrés où les corps se révélaient dans toute leur agilité (séquence 9 tannerie). Les espaces de travail ouvraient des espaces de représentation où les corps en action pourtant bels et bien saisis dans leur contexte évoquaient une mise en scène du quotidien.

On retrouve une dynamique similaire dans Espaces Traversés. Les gestes du travail sont scrutés et avec eux l’institution dans toutes ses composantes. Les corps au travail sont parfois pris un mouvement chorégraphique : dans espace 06, CHU, Angers, les ouvriers de dos en tenu tirant des chariots rappellent le corps des techniciens apportant les décors sur un quai de déchargement.

Dans la séquence Groupe intérieur 04, 05, 06, CTR, Nonette, on assiste à une session où le théâtre appartient à un moment thérapeutique. Sur « neuf mètres carrés de moquette », les patients pendant quelques heures se livrent à une représentation théâtrale. À travers cette représentation minimaliste, la notion d’espaces de représentation à l’œuvre dans Espaces Traversés est mise en abyme. La première image insiste sur la grâce du personnage central, geste aérien et suspension du pas à l’appui. Bien que central dans l’image, le personnage n’est pas au centre de la composition. En revanche, la « scène » sur laquelle il se déplace est centrale dans chacune des trois images. Dans la seconde, les regards des personnages convergent vers un hors champ. Tandis que la dernière, véritable tableau, affiche sa symétrie. Dans la mise en scène qui se joue sous nos yeux, la photographe capte l’absorption, l’attention et l’écoute des « personnages » par des jeux de renvois (index levés, convergence des regards) avec l’espace environnant. Dans ces micro-détails, elle s’attache à saisir ce que l’individu observe, son rapport au contexte. Si elle adopte un point de vue frontal qui lui permet d’ouvrir des espaces de représentation, de faire face à une situation, elle tient son objet à une juste distance en prenant en compte le champ de perception et d’attention des êtres qu’elle photographie.

En retenue et à distance, la photographe dissémine les indices d’une réalité aussi anxiogène qu’empreinte d’humanité. Dans la série Espaces Traversées, la démarche de Claire Chevrier rappelle la notion de « paradigme indiciaire[9]» développée par Carlo Ginzburg ; soit le rôle privilégié que jouent les traces et indices pour déchiffrer une réalité opaque. Cette méthode déductive consiste donc à inférer les causes à partir des effets.


[1]Alain Robbe-Grillet, L’année dernière à Marienbad, Paris, Les éditions de minuit, 1961, p. 137

[2] Entretien préparatoire avec l’artiste, juillet 2019

[3] « Ce que j’essaye de repérer sous ce nom, c’est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, de propositions philosophiques, morales, philantropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif »,in Michel Foucault, Dits et Ecrits, Le Jeu de Michel Foucault » entretien avec les membres de la revue Ornicar (1977) texte n° 206 cité par Bernard Vouilloux in Philippe Ortel dir., Discours, image, dispositif, Penser la représentation II. Paris, L’Harmattan, p.24

[4] « Foucault se propose plutôt d’enquêter sur les modes concrets par lesquels les positivités (ou les dispositifs) agissent à l’intérieur des relations, dans les mécanismes et les jeux de pouvoir. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris, Rivages poche, 2006 p.17»

[5] Ibid. Entretien avec l’artiste non publié

[6] https://www.place-plateforme.com/place2/claire-chevrier-leyland.html

[7] Ibid p.27

[8] Expression utilisée par l’artiste pour décrire la situation des photographies Groupe intérieur 04, 05, 06, CTR, Nonette 

[9] « Si la réalité est opaque, des zones privilégiées existent – traces, indices – qui permettent de la déchiffrer. Cette idée, qui constitue le noyau du paradigme indiciaire, a fait son chemin dans les domaines les plus variés de la connaissance et modelé en profondeur les sciences humaines. » Carlo Ginzburg, Mythes emblèmes traces, Morphologie et histoire, Verdier poche réédition 2010, p. 290

Teatrum photographicum

Fabrice Bourlez - 2021

La plupart des tirages photographiques de Claire Chevrier sont horizontaux. Des lignes au sol (le tracé d’un chemin, un segment de route, une rangée d’arbres, l’ombre d’un bâtiment, les murs d’un couloir, les angles d’une table, d’un bassin ou d’un carrelage…) y découpent une scène sur laquelle passent parfois quelques personnages. Tantôt ils s’y tiennent de dos, comme sur le départ ; tantôt ils sont en train d’accomplir un geste anodin, tantôt encore on dirait qu’ils s’échangent des propos sans grande importance. Souvent, cette scène reste vide. Des objets ordinaires l’occupent en silence. Les lieux et les personnages ne sont pas désœuvrés pour autant. Ils sont là. Présents dans leur modestie.

Difficile de ne pas éprouver un sentiment de théâtralité devant la composition graphique des images. On connaît ces « espaces traversés ». On les a déjà vus. On s’y est déjà rendu. Impossible pourtant de ne pas être frappé par une certaine étrangeté.

Mon hypothèse pour regarder ces photos est simple. Je crois qu’elles déploient un théâtre de soustractions. L’espace scénique photographié y dépouille le visible de ses excès.

Cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien à voir. Les photographies de Chevrier affirment leur présence par le retranchement.

Chaque image nous enjoint ainsi à plus d’attention du côté du vide, de l’absence, de l’incertain, du suspens, de l’éventuel. Chaque scène s’attarde sur ce qui échappe à nos vigilances. Chaque cliché défait la grandiloquence des effets. Chaque composition fait taire le drame, lui ôte ses charmes, lui arrache sa fascination. Le théâtre de soustractions retire ses appâts à la sidération. Il éteint les phares et les feux de la rampe. Il refuse les éblouissements.

Ce qui se déroule, ce qui s’écrit, ce qui se formule sur la scène est une poétique du moindre. Moindre est le comparatif de supériorité de « petit ». Etrange paradoxe d’un mot selon lequel plus l’intensité de ce qui se joue est forte, moins elle apparaît. Moindre est la forme littéraire de « plus petit ». Quand il est employé au superlatif, soit pour marquer le degré le plus puissant d’une qualité, « le moindre » signifie ce qui est le moins remarquable, le moins important. Au plus haut de sa signification, « le moindre » est à la limite de l’insignifiant. Etymologiquement, ce mot provient du latin « minor » dont le sens premier renvoie au « mineur »[1]

Le théâtre de soustractions et la poétique du moindre propres à l’univers de Chevrier minent donc la visibilité telle qu’elle s’organise la plupart du temps dans nos environnements marchands. Ils minorisent les éclats des publicités, l’esthétique télévisuelle, les infinis défilés des images sur nos écrans. Une autre scène s’y dévoile. D’une part, ce qui y est montré s’apparente à du petit, à du détail, à du pauvre, à du mineur. D’autre part, pareille attention trouble, confond, défait, voire fait exploser, comme avec une mine, les critères d’intelligibilité du visible. Pour le moins, ses images questionnent nos représentations. Détaillons ce théâtre de la soustraction. Interrogeons les effets de cette poétique du moindre.

Première soustraction. La photographe ne s’est pas repliée sur le territoire de l’intime.

Les images de Chevrier témoignent bel et bien de ses propres pérégrinations. Elles constituent les différentes stations d’un itinéraire des plus personnels. Les déambulations et les recherches n’appartiennent qu’à Chevrier. Impossible d’y voir une quelconque objectivité. Elles relèvent parfois du hasard des rencontres qu’elle a faites, parfois de sa seule décision, parfois, aussi, de la chance ou de la malchance. La photographe a traversé la France au petit bonheur. Certains établissements lui ont donné un permis de photographier. D’autres n’ont même pas répondu à ses courriers. Le dessin de sa carte est aléatoire. Des constantes s’imposent néanmoins. A chaque fois, des hôpitaux, des lieux de soin, des centres d’accueil, des espaces de prise en charge. Force est d’y repérer la trace d’un parcours. Partout des paysages périurbains. Partout un sentiment de proche et de lointain. Partout ailleurs que la splendeur des centres historiques.

Plus ses déplacements sont arbitraires (Angers, Nonette, la banlieue parisienne, la Dordogne, la Loire…) plus ils semblent précis. Moins ils se justifient par la logique, plus ils valent comme une déclaration impartiale, comme un constat rigoureux, dépourvu de toute subjectivité. Chevrier dresse un état des lieux. Elle tisse un état des liens.     

Aussi, à aucun moment, son théâtre n’est-il œdipien. A chaque vers tragique entonné, c’est comme si l’artiste s’empressait de retourner à l’usine[2]. Sans cesse, il lui faut travailler à se déprendre d’elle-même. A chaque image, elle tente de trouver la voie d’accès à l’Autre en se déprenant de soi. Chevrier parcourt la géographie de ces espaces de vie pour se perdre. « Un voyage solitaire, mais d’une solitude peuplée par les rencontres avec l’irréductiblement autre. »[3]

Arpenter, avancer, regarder, saisir, comprendre, dire, montrer. Mais sans jamais conjuguer ces verbes à la première personne. Car sur les planches du théâtre de soustractions, pas de premier rôle, pas de verbiage ni de cabotinage, pas de narcissisme non plus : l’intimité se tourne vers le dehors.

Deuxième soustraction. La photographe a congédié les premiers rôles.

Plus le voyage théâtral de Chevrier s’affirme, moins elle nous livre les méandres de sa psyché. Elle s’efface. Le seul endroit où l’artiste apparaît, c’est dans la ferme décision de ne pas se montrer. Dans le refus de se mettre en scène. Dans le rejet de toute exhibition. Les longs monologues n’ont pas cours sur cette scène. Les hauts faits et gestes sont restés en coulisse. Seul.e.s les personnages secondaires, les rôles de deuxième catégorie, les figurant.e.s, les relégué.e.s au silence participent au spectacle.

Sur les images, les corps sont ceux de minorités sans noms et sans véritable communauté d’appartenance. Ce sont celles et ceux qu’un triste vocabulaire néo-capitaliste appellerait des « usagers », des « usagères », des « praticiens » et des « praticiennes ». Les maltraité.e.s du rendement, de la surproduction, de la rationalisation des coûts et des dépenses.

Chevrier ne magnifie pas ces corps anonymes. Elle ne les glorifie pas. Elle n’attire pas vraiment l’attention sur celles et ceux qui résident à la marge. Elle montre plutôt leur retrait. Elle dévoile la banalité avec laquelle les un.e.s comme les autres tiennent : ce qui leur tient à cœur comme ce à quoi elles et ils tiennent est bien peu de choses. Les moyens pour s’accrocher à l’existence sont souvent dérisoires. Une séance de dessin. Une pause entre deux rendez-vous. Un salon télé. Une cigarette grillée. Une promenade. Pas d’événements marquants. Pas de vérité recouvrée. Pas de technologies rutilantes. Mais la répétition du fragile. La modestie d’une situation. Le courage du quotidien. Rien d’héroïque. L’exceptionnel nulle part. Juste un être ensemble. 

Troisième soustraction. La photographe déroge à l’orgie scopique.

Ce refus d’occuper le devant de la scène vaut comme un acte de résistance. Un regard pressé ne comprendra pas un tel travail. Au pire, il s’ennuiera. Au mieux, il ne verra pas grand-chose. A quoi bon montrer ce que l’on connaît par cœur, ce que l’on a mille fois parcouru ? Pourquoi chercher le moindre ? C’est que la photographe n’accepte plus le gavage et les plaisirs bouffis de la société du spectacle. Elle a tourné le dos à la réussite et aux performances des self-made-man. Elle ne prête plus attention à leurs success stories. Elle fait la sourde oreille devant tous les storytellings triomphants. Son regard a percé à jour la vanité de tels simulacres. Il pratique l’ascèse. L’appauvrissement ne s’apparente pas au manque pour autant. Il montre ce qui demeure tapi au seuil du visible.

Aussi la dramaturgie de ses images est-elle volontairement aride, à la limite de l’épuisement. Pas de costumes flamboyants, pas d’action tonitruantes, pas de décors fascinants. Des allées et des rues menant sur des bâtiments à l’architecture quelconque. Des parcs et des squares. Des cours au bitume fatigué. Des façades au béton triste. Des couloirs d’hôpitaux. Presque rien. Quelques bancs. Des chaises usées. Du banal encore. A nouveau du quotidien. Des gestes répétés. Des tâches auxquelles on vaque. Un arrêt sur un mouvement. Du travail accumulé. Des soignant.e.s. Des patient.e.s.

A chaque fois, son regard semble avoir balayé le plateau pour le dégager de son action centrale. Ce qu’on y déclame reste suspendu en-deçà ou de-là des mots et du moi, en-deçà ou au-delà des gestes et du drame. Chevrier parle « d’espaces en attente ».  

Quatrième soustraction. La photographe s’abstient de faire du documentaire.

Chevrier s’est donc rendue là où la vie vacille. Ses « espaces traversés » sont des lieux de traversée : le fil de l’existence s’y est enroulé, dénoué, lacé, renoué, voire rompu. Mais l’artiste a gommé la lourdeur de l’accident. Elle a fait disparaître la pesanteur de la crise. Elle a allégé le poids des mésaventures. Elle a caché la joie des guérisons. Tout a déjà eu lieu ou doit encore arriver. Tout est rentré dans l’ordre. Tout est passé. Ou tout peut advenir.

Son objectif n’a fixé ni les tensions, ni les douleurs, ni les angoisses, ni les espoirs. Il ne rend pas explicitement compte non plus du désarroi et des luttes face au désengagement des politiques publiques. Ses photographies ne documentent pas le marasme que traverse le monde hospitalier. Son démantèlement systématique. Son manque de moyens. La rage de celles et ceux qui continuent d’y travailler en s’y sentant abandonné.e.s.

Pour autant, Chevrier n’en est pas moins aux prises avec le réel. A chaque soustraction, la précarité a trouvé de quoi s’imposer avec plus de force. Le propre de cette poétique du moindre est d’ouvrir de nouvelles formes et de nouvelles modalités d’expression à l’impossible et à l’insupportable, à l’incroyable comme à l’inespéré. A bien réfléchir, l’impact des images en est d’autant plus saisissant. Sans rien crier, sans hurler devant l’inadmissible, on y perçoit l’acharnement nécessaire pour continuer de bricoler du vivable, le dévouement infini à la tâche, la confiance partagée et, en même temps, les efforts colossaux pour rester debout, pour garder le cap, pour avancer quand tout vient à vous faire défaut.

Une femme de moins ?

Une femme qui s’intéresse à des centres de soins. Elle regarde là où l’on prend en charge la souffrance. Une photographe qui se penche sur des lieux de crise. Elle favorise le retrait. Une artiste attentive. Elle s’invisibilise au profit des lieux et de ses habitant.e.s. On aurait tôt fait de songer aux logiques du « care »[4], à ces préoccupations censées être plus féminines, davantage tournées vers une éthique du soutien, de l’assistance, du souci de l’autre. La poétique du moindre n’appartient-elle pas d’abord aux subalternes ? Un tel travail témoigne-t-il d’une démarche féminine ? Relève-t-il d’une sensibilité de femme ?

En réalité, Chevrier défie le genre comme les essentialisations. Si la photographe se fait oublier, ce n’est pas en vertu d’une soi-disant discrétion, encore moins à cause d’une quelconque retenue féminine. Miner l’intelligibilité du visible, c’est refuser les identités stables et les dualismes faciles (visible/invisible, lumière/obscurité, homme/femme…). Dissoudre les constantes pour laisser surgir la complexité du réel et les multiplicités qui l’habitent. « De la sorte, le féminin se détache des femmes et devient un sujet nomade en mutation profonde »[5]. Auparavant, l’artiste s’était arrêtée dans des mégalopoles, puis sur le travail, les ouvriers. A chaque station, il a s’agi de complexifier les problèmes définis : maladie mentale, travailleurs, mondialisation... L’œuvre ne s’avance qu’à travers les précarisations et l’absence de moyens. Mais la sobriété des images laisse résonner la puissance même du geste photographique. Chaque photo réinterroge la vision : qu’y a-t-il à voir ?

D’ailleurs, l’expression consacrée n’est-elle pas « prendre une photo » ? A la lettre, lorsqu’on on prend une photo : on s’empare de quelque chose au champ de l’Autre. Mais cette saisie enlève au visible autant qu’elle ne lui apporte. Le théâtre de soustraction de Chevrier montre (à) la dérobée : ses images ne donnent pas à voir ce qui a été saisi mais le fait qu’une photo ait été prise. Pas un instant juste, pas une action précise, pas un fait donné mais précisément juste un fait, juste une action à un instant donné.

Ce qui se joue dans cette séquence est politique. Paradoxalement, avec la poétique du moindre, avec cet exercice de soustraction, les représentations suspendues renouent avec les enjeux les plus nobles des gestes scéniques et plastiques : ouvrir du possible et ajouter du commun. Plus on s’avance sur les plateaux de Chevrier, plus les personnages se défont, plus les situations se délitent, plus les propos s’interrompent, plus les rôles de genre se troublent. On perd. Mais plus l’on perd, plus l’on voit. Moins l’on récite, plus l’on joue. Et moins l’on se reconnait, plus on se rassemble.       

 

[1] Gilles Deleuze et Félix Guattari ont attiré l’attention sur l’importance de ce terme à plusieurs reprises. D’abord, ils l’utilisent pour comprendre la littérature de Franz Kafka, juif, tchèque, s’exprimant en allemand. Kafka développe une langue aux sonorités inédites dans la langue de Goethe. Il défait sa grammaire et son vocabulaire. Il lui fait prendre des accents révolutionnaires, politiques, subversifs. Il la déconnecte de toute maîtrise subjective pour la renvoyer vers des collectivités minoritaires. Deleuze et Guattari s’interrogent : « combien de gens aujourd’hui vivent dans une langue qui n’est pas la leur ? Ou bien ne connaissent même plus la leur, ou pas encore, et connaissent mal la langue majeure dont ils sont forcés de se servir ? Problème des immigrés, et surtout de leurs enfants. Problème des minorités. Problème d’une littérature mineure, mais aussi pour nous tous : comment arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage, et de le faire filer suivant une ligne révolutionnaire sobre ? Comment devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue ? » Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p.35. Quelques années plus tard, les deux auteurs reviennent sur le terme et expliquent : « Minorité et majorité ne s’opposent pas d’une manière seulement quantitative. Majorité implique une constante, d’expression ou de contenu, comme un mètre-étalon par rapport auquel elle s’évalue. Supposons que la constante ou l’étalon soit Homme-blanc-mâle-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-européen-hétérosexuel quelconque (l’Ulysse de Joyce ou d’Ezra Pound). Il est évident que “l’homme” a la majorité même s’il est moins nombreux que les moustiques, les enfants, les femmes, les Noirs, les paysans, les homosexuels…, etc. […] La majorité suppose un état de pouvoir et de domination, et non l’inverse » Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980, p. 133.

[2] Selon la formule chère à Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1971, p. 374.

[3] Suely Rolnik, « Une nouvelle douceur ? », in Suely Rolinik et Félix Guattari, Micropolitiques, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 2007, p.409.

[4] Cf. Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009.

[5] Rosi Braidotti, La philosophie… là où on ne l’attend pas, Paris, Larousse, 2009, p.65.

La Fabrique Photographique des Paysages

Entretien réalisé avec Muriel Berthou Crestey et Monique Sicart - 2017

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Xavier Canonne

Xavier Canonne - 2013

L'on pourrait, concernant Claire Chevrier, évoquer une stratégie d'approche de la ville. Pas de flânerie, ni d'immersion dans ses quartiers, pas de rencontres improvisées avec ses habitants, mais le besoin d'en baliser l'espace, d'en tracer le cadastre.

Le plan n'est pas ici destiné à l'orientation dans le labyrinthe des rues, mais à la perception d'un périmètre visant à dégager la ville de ce qui la défend à l'œil, en complique l'abord, pour retrouver en ses franges la trame du tissu. Ce dispositif convie Claire Chevrier à des images panoramiques autant qu'à des plongées précises dans la ville, coups de sonde menés depuis le sommet des édifices, des buildings, ou depuis la nacelle d'un camion-élévateur, en une vision distincte de celle du piéton, proscrivant tout pittoresque pour convoquer l'essentiel. En ces images qui tendent à l'épure, pas de froideur pourtant, ou le sentiment d'un acte technique : Claire Chevrier se tient à la frontière du document et de l'œuvre d'art, consciente que le spectateur trouvera en ses images ce qu'il veut y prendre. De ces points élevés, la photographie enregistre avec plus d'acuité la limite du bâti, les lacunes post-industrielles et les zones en devenir, le flux ou le reflux d'une végétation sauvage ou domestiquée, et les lieux de l'activité industrielle qui sont l'autre volet de son travail, celui-ci étant plus volontiers envisagé comme espace scénique, une activité qui a façonné Charleroi, laquelle l'a à son tour définie.

Cette nécessité d'organisation – ordonner pour et par l'image le chaos d'une ville en complète mutation – ne s'impose pas pour autant en une typologie façon école de Düsseldorf, un dispositif rigide auquel Claire Chevrier s'empêcherait ensuite de déroger. La méthode vient souvent le céder à l'intuition, et la tache colorée d'une bâche, d'une façade, la structure d'un immeuble peuvent l'inciter à diriger son objectif dans leur direction pourvu qu'à leur départ le choix du cadrage permette l'agencement du réseau des rues et des bâtiments. En cette logique, Claire Chevrier n'entend pas plus céder à la tentation de ciels chargés, de trottoirs mouillés ou d'ombres envahissantes : le ciel étale ou laiteux, s'il est présent dans le cadre, la lumière diffuse ne viennent en rien détourner du sujet, quand bien même le paysage l'imposerait. L'intemporalité qu'elle souhaite pour ses paysages en accroît les lignes et le dessin, conférant à l'intervention humaine et à la végétation un égal statut, répétant en chaque image l'énoncé de la frontière, de la limite, du difficile équilibre entre l'homme et la nature. La démonstration n'en est que plus perceptible dans la représentation des lieux de l'activité humaine, usines ou manufactures, hôpitaux ou bibliothèques d'architecture récentes ou plus anciennes; ce parti-pris de la composition, le choix du cadrage – avant-plans dégagés et ligne d'horizon à constante hauteur –, la neutralité dans l'approche renvoient au dessin, à l'exercice d'un paysage débarrassé de ses enseignes, livrant les édifices à la géométrie, aux rapports de volumes qu'accrédite le peu de profondeur de champ. Ainsi, la nature de l'entreprise n'est-elle que suggérée par des éléments externes, à moindre échelle, engins de chantier, camions ou bateaux.

C'est avec le même souci d'ordonnance que Claire Chevrier aborde l'espace intérieur de l'entreprise qui s'en trouve comme théâtralisé, même si aucun des protagonistes n'est sollicité pour la composition. A l'instar des paysages, elle optera pour le point de vue qui lui offrira l'information documentaire autant que l'équilibre visuel, privilégiant la gestuelle du travail, l'absorption du travailleur dans l'opération qu'il conduit, qu'elle se déroule au cœur d'une cathédrale d'acier ou dans l'espace confiné du laboratoire, quand ce n'est, vide de toute figure humaine, un chantier au temps suspendu affirmant ses étranges objets ; et les plans qui le conduisent successivement vers la trouée d'une fenêtre, la baie d'une porte, renvoient singulièrement le spectateur à l'extérieur, formant une photographie au sein de la photographie.

Xavier Canonne

Directeur du Musée de la Photographie

Après Bernard Plossu, Dave Anderson et Jens Olof Lasthein, Claire Chevrier est le quatrième auteur à se voir confier par le Musée de la Photographie une mission photographique dans la ville de Charleroi.

L’impitoyable lucidité de la photographie ne vaut pas explication

François Cheval - 2013

Conservateur en chef du Musée Nicéphore Nièpce

 

 

Charleroi 2013. Redonnant ses vertus à la vraisemblance naturaliste, dans cet espace apparemment anesthésié, Claire Chevrier s’évertue à débusquer et à faire sentir l’énergie, l’ardeur même, et le mouvement qui animent la ville ; malgré tout. La ville du XIXème siècle, industrielle et triomphante, retient son souffle. En continuelle transformation, conséquence de règles précises et inconnues, elle s’agite en tout sens sans trop savoir où elle va. Son destin, comme entité biologique, ne la conduit pas inévitablement à l’uniformité ou au déclin. D’où cet énoncé paradoxal, un scénario dynamique décrivant un difficile processus d’adaptation et de révision des formes ; au prix d’une débauche énergétique dans un milieu désormais hostile de friches et de désespérance.

L’impitoyable lucidité de la photographie ne vaut pas explication. Sans illusions face aux valeurs documentaires et à la crise de la preuve, Claire Chevrier sait qu’il n’est plus de communauté de travail dans cette ville, réalité physique impassible et pétrifiée. Cette photographie  n’apprend rien que l’on ne sache déjà. Elle est sa propre fin. La ville n’a ni beauté ni laideur. A priori, elle se présente morne dans une apparente torpeur alors que tout se dégrade. On en viendrait à regretter le capitalisme triomphant et son arrogante  puissance ! Un cliché aujourd’hui n’a pas d’orgueil. Il ne rendra jamais l’esprit et la mémoire d’une communauté. Par contre, il s’en dégage, parfois, une étrangeté, un sentiment diffus de vérité, entre l’usure et la survie.

Lors de séries précédentes, Claire Chevrier laissait entrevoir sa foi en la résistance. Une plante sauvage, un enclos bricolé, des peintures criardes et la ville n’appartenait pas seulement à la spéculation. Il en va autrement ici. Les images réunies en Wallonie fébrile portent en elles des intuitions funestes. Les documents bruts témoignent d’un objet étranger à la fascination pour le moderne et sans illusion sur les transformations du monde. Les présupposés de cette « esthétique » photographique, faussement candide, qui gouvernent le destin des villes, relèvent d’un phénomène confus et déconcertant.

 

Il n’y a plus d’évidence et d’identification. Les signes traditionnels se retirent de l’espace urbain. Qui peut dire ce qui ressort du sacré, du politique ou du privé au milieu de cette confusion formelle ? Certes, la cité est soutenue par des volontés que l’on entrevoit, mais le mouvement et les modifications structurelles qui s’y déploient sont, elles, difficilement visibles. A moins de faire appel à la technique de la reconduction, on saisit avec peine les forces et les formes qui s’expriment, les rationalités différentes qui s’affrontent. Car ici le réel est dissocié et la structure urbaine instable.

 

On ne songe même plus à décrypter les manifestations signalées par le réel. Elles taisent un sens qui se refuse à l’observation de la photographie. Ce sens ne se manifesterait-t-il que dans le recours ultime aux mots et à la pensée ? La photographie documentaire, une fois de plus,  dévoile son inaptitude à s’affirmer comme le seul langage autorisé à révéler des intuitions.

Le propos humble et implacable montre comment la photographie s’attache à analyser des systèmes complexes. Sans narration aucune, se refusant à imposer un cadre explicatif au dysfonctionnement urbain, elle se contente d’ordonner une suite de prélèvements choisis. L’image fixe retrouve une légitimité quand elle avoue sa faiblesse face à la complexité urbaine. La ville ne s’envisage pour ses représentations et ses perceptions qu’en termes antinomiques.

 

Claire Chevrier fait du site urbain un panorama, ordinairement aperçu depuis un promontoire, donnant au spectateur que nous sommes l’illusion de contrôle visuel sur le territoire. Cette vue, qui autrefois relevait du spectacle ou d’une vision romantique, était supposée exciter les sens et fortifier les valeurs morales des populations. Les blocs, des quartiers sans qualité, s’y agencent on ne sait comment. Quant à la lumière, elle ne rappelle jamais la lumière du Nord, chère aux peintres. La conception idéaliste du paysage urbain, caractéristique du XIXème siècle, s’oppose à la réalité contemporaine de la crise, conséquence de la désindustrialisation.

 

Les façades bourgeoises, les monuments et les squares, le patrimoine héréditaire de la cité s’éloigne. L’homme moderne se trouve en présence d’un héritage culturel illisible, d’ajustement en ajustement, le monde s’apparente à un bricolage dont on ne perçoit plus la logique. De ce chaos inextricable, nous discernons des îlots de pauvreté et des logements insalubres, zones de non-droit qui troublent l’ordre ancien. La ville - mais a-t-elle jamais fonctionné correctement ? - admet sa confusion. Pour donner le change, elle s’active. Flux de marchandises et d’hommes qui la traversent, elle dessine des lignes et constitue une trame qui se voudrait ingénieuse. Sans mémoire mais entreprenante.

 

La ville retrouve ses côtés sombres fustigés par Baudelaire. La négation de la tradition y règne en maître. Organisme toujours vivant, elle tente de s’adapter mais ne fait qu’accentuer les fractures spatiales et sociales. Charleroi, représentation culturelle élaborée par l’histoire, colle au système de valeurs politiques, scientifiques et esthétiques, philosophiques ou religieuses des classes dominantes. L’organisation de l’espace urbain n’est intelligible qu’au travers du regard de ces derniers ; une succession de lectures contradictoires internes, une mise en œuvre de l’imaginaire patronal. La banqueroute industrielle a laissé derrière elle un paysage culturel désolé.

 

Qu’attendre de ce spectacle, sinon des perspectives déroutantes, dépourvues d’harmonie. L’espace s’étend toujours plus mais sans véritable profondeur libérant une déplaisante impression d’instabilité.  L’urbanité de ces villes ne peut se décrire. Elle se révèle impalpable et indéterminable, se refusant à l’appareil et à son opérateur. Cependant, on discerne l’appauvrissement structurel de la forme urbaine. Ville sans qualité où l’idée même du pouvoir s’est évanouie sous l’effet de l’étalement, du fractionnement de l’espace et de l’absence de gouvernance. Charleroi, peut-être, souhaite s’affirmer rectiligne. Mais on n’y aperçoit plus les hommes. De ces points de vue choisis par la photographe, on ne les reconnaît pas. A l’horreur de la foule, vilipendée par les poètes et les réactionnaires, a fait place le vide. La modernité de la ville réitère sans fin l’aliénation et la dégradation précède l’aridité. A l’obscurité de la ville, à son opacité, se double la perte d’expérience de l’espace, une sociabilité fondée sur les habitudes et les rites.

 

L'espace organisé selon les lois abstraites du « point de vue » n'atteint pas la cohérence intime et sensitive du lieu, il n'en est que l'exhibition sans âme, la caricature impudique. L’usine alors est une expérience sensible, celle de la disparition. La photographie est moins la représentation d’une situation qu’un affect. On n’est plus, là, dans la perspective de l’établissement d’un fait. Les ateliers et les bureaux dévastés, espaces concrets, se refusent à l’indifférence ou à la neutralité.

A l’affut des corps au travail dans les ambiances et les fonctions survivantes de l’usine, la photographe s’acharne à retenir une substance sensible. Elle tente sans illusion de contenir cette dévitalisation qui se donne à voir, jusqu’au corps de l’homme apathique et résigné.

Les usines, l’atelier et le bureau, devaient leur unité non au réel mais à la mémoire. Cette mémoire qui donne aux producteurs la possibilité de relier les signes entre eux pour constituer le tissu des connaissances sur le monde.

L’expérience de l’atelier ou du bureau, directe et immédiate, était celle de la présence de l’autre. Être dans ces espaces, aujourd’hui abandonnés, c’était affirmer sa visibilité comme être productif. Charleroi, cette série photographique est une expérience photographique bouleversante, parce qu’affective, une recherche de contact avec un monde en voie de disparition.

Il fait jour

Damien Sausset, Sidi mohamed Barkat, Pia viewing - 2012
Texte

George Tony Stoll - 2010

Dans un texte que je viens de terminer à propos de mon travail photographique, j’écris ceci à un moment :

« Il y a des moments où je possède une sorte de machine infernale, qui me permet de survoler le Monde en activité. Et cette machine m’offre la possibilité de plonger, sans aucun objectif de découverte précise, juste de plonger et d’atterrir dans un endroit, si minuscule soit‐il, et de voir ce qui se passe alors devant moi. Je rencontre forcément un être ou un groupe d’êtres, une ou des intelligences et leurs mécanismes particuliers, et je m’installe alors dans une forme d’observation silencieuse. Je ne me demande pas s’il ne vaudrait pas mieux, pour en savoir plus sur ce qui se trame là, tenter une quelconque participation, faire les mêmes gestes, parler la même langue, répondre aux mêmes ordres, ainsi de suite… Je sais qu’il faut simplement rester un observateur, et prendre le temps nécessaire de comprendre le sens de ce que je viens de découvrir pour me confronter à ce qui est différent. Et, au bout d’un moment, inventer alors quelque chose de nouveau. »

Claire Chevrier avait dû programmer pour une fois cette machine et elle a donc atterri dans cette région du Nord, aux abords d’une usine dont elle ne connaissait pas vraiment les mécanismes, les usages, en fait les trames d’une organisation devant aboutir à une production économique, qui consiste en fait à fabriquer des barres métalliques de différents profils.

Elle a donc d’abord vu l’extérieur de cette usine comme un paysage étranger empreint d’une force et d’une énergie efficace, un paysage construit selon les règles officielles d’une production particulière.

Le ciel est grand au‐dessus de ces entassements de ce qui doivent être des assemblages de barres métalliques formant alors de drôles de construction à espaliers comme on en trouve dans les villes ressuscitées Assyriennes ou du royaume des Aztèques. Des bâtiments officiels, des temples, bordant une allée centrale où règne l’image d’un pouvoir magique tiré vers l’infini.

Claire Chevrier a parcouru cette allée jusqu’au siège central de cette organisation, le lieu originel de la fabrication de ces barres promises à d’autres élévations.

Tout paraît calme et concentré. Pourtant, dans la ligne de fuite de la façade du bâtiment, on peut entendre les sons produits par tout un mécanisme vivant, un mélange de frottements, de claquements lourds qui se répètent, des sons mystérieux aux intensités graves et aigües, comme les preuves d’un labeur presque caché. Des sons comme des appels à ne pas oublier qu’à l’intérieur de cette architecture des hommes et des femmes mettent en mouvement des fourneaux, des machines à produire des poutres, des écrous géants, tout cet attirail colossal imaginé et construit pour l’évaluation d’une modernité sans cesse reconduite. Et là, l’usine métallurgique devient une fosse d’orchestre dans une forteresse ouverte alors sur le Monde.

À l’intérieur, tout le bâtiment est éclairé par une travée blanche, un chemin lumineux qui ouvre l’espace vers le ciel par cette drôle de fente longue, à la différence de ce qui a été imaginé dans les premières cathédrales où la lumière divine rentrait par les côtés. On peut penser que l’usine métallurgique a justement remplacé la cathédrale, en devenant la première place symbolique d’un nouveau pouvoir, un lieu d’où l’intelligence de cette nouvelle pensée, le Capital, devra elle aussi s’irradier dans les esprits d’une population qui se laissera alors attacher à la force de ce pouvoir moderne, et se sentir existant sur cette Terre. La foi chrétienne offrait par l’autorité de ses lois et de leurs principes une méthode de comportement réglant l’existence de ceux qui étaient forcés de s’associer à la puissance magique de ces lois. La foi capitaliste a offert, elle, sous l’égide parfois des mêmes principes la possibilité de survivre matériellement à ceux qui ont été forcément convoqués à répondre aux contraintes de cette nouvelle puissance. Il ne s’agissait plus d’être un homme bon à l’exemple du Christ, mais d’être un bon ouvrier, un travailleur soumis pour avoir une place dans une nouvelle communauté.

Claire Chevrier est une artiste, elle fait de la photographie, non pour se concentrer uniquement sur l’exactitude autorisée dans la représentation de ce qui est vrai. Elle cherche surtout à produire des effets particuliers dans nos esprits au travers de l’expérience de ce qui est vu. Elle donne une version plastique et sensible à la réalité banale du travail, qui pourrait apparaître inutile à remarquer avec autant d’intensité.

Il peut s’agir de surprise, être surpris par ce que l’on voit devant soi, dans le cadre de l’événement et de son phénomène. Il est possible alors de construire un cadre au caractère pouvant apparaître plus abstrait. Claire Chevrier se sert de ce qui existe déjà, une architecture éclairée par des jeux de lumière arrangés, une composition entre les divers éléments, et au centre de cette architecture, des hommes et des femmes devenant dans le cadre photographique les personnages d’une histoire écrite depuis longtemps.

Claire Chevrier est au courant de ce qui est en train de se passer dans ce lieu, elle comprend et vit presque tous les mécanismes la trame qui les lie.

Cette nouvelle société est forcément surveillée. Il faut que tous les dispositifs de comportements fonctionnent dans une sorte d’alchimie précise entre la respiration des machines et celle des êtres humains qui leurs sont dévoués. Les machines travaillent grâce à l’attention forcenée des ouvriers qui ont dû apprendre les gestes nécessaires, apprendre à répéter ces gestes, à amplifier la réalité obligatoire de cette association, et accepter de disparaître comme simples individus dans le flot continu de la production. Ces hommes et ces femmes deviennent des éléments de ces machines, dont l’importance est primordiale puisqu’ils sont les seuls à connaître parfaitement les systèmes de l’organisation du fonctionnement. Ces ouvriers soutiennent avec leur esprit et leur corps les fondations de ce système et on peut aussi avoir le sentiment que s’ils disparaissaient, toute l’architecture s’effondrerait dans un vide insupportable.

Dans la série de photographies réalisées dans cet endroit fermé, Claire Chevrier voit ce lien forcené entre ces machines, les constructions régies par une respiration mécanique, et les corps des ouvriers presque attachés à cette respiration. Elle voit ce lien incroyable, elle voit l’intensité de la relation inévitable entre tous les éléments de cette structure.

Claire Chevrier voit aussi combien ces hommes et ces femmes acceptent de répondre à ce qui peut représenter un ordre infernal donné par ceux qui détiennent le pouvoir sur cette organisation. Ces ouvriers travaillent avec une précision paraissant parfaite, une maitrise, une attention particulière, obligatoire dans ce genre de relation.

Il s’agit bien pour Claire Chevrier de regarder le corps au travail, la place du corps à l’intérieur d’un mécanisme. De comprendre qu’il s’agit en effet d’un contrat qui est passé entre deux entités, la machine va donner ce pour quoi elle a été programmée et le corps de l’ouvrier va donner ce pour quoi il a été engagé.

La photographie est un moyen de dire la vérité en montrant ce qui existe vraiment. Les hommes et les femmes qui sont dans ces photographies restent ce qu’ils sont, c’est à dire des travailleurs soumis aux contraintes réelles d’une société qui exige de tous une réponse efficace aux besoins de toute productivité.

Le regard de Claire Chevrier a alors une attention vraiment particulière, il suit l’effort produit par ces hommes et ces femmes, il sent cet effort, comme il sent la fatigue mesurée des corps et l’abandon à ces moments‐là de toute autre destinée.

Existe donc ce lien entre le corps de l’ouvrier et le corps de la machine. Le corps de l’ouvrier ne disparaît pas dans celui de la machine, il s’agit plutôt d’intelligences qui sont rapprochées à égalité en vue de la réalisation d’un unique projet. La mécanique du corps de l’ouvrier ne ressemble pas à celle de la machine, elle lui est seulement complémentaire. Voilà la raison pour laquelle ce lien dans les photographies de Claire Chevrier devient l’élément essentiel et nous autorise à porter autant d’attention pour l’un et pour l’autre.

Il s’agit bien d’une gestuelle appliquée, dans un temps sans limite. On doit parler alors de densité, la densité de ces corps montrés dans l’instant du travail et celle du décor dans lequel ces corps sont mis en mouvement, poussés par l’étrange complicité dans ce qui apparaît comme le rituel dédié à la force d’un pouvoir matériel. Dans les photographies, ces hommes et ces femmes ne paraissent pas en danger, ni écrasés par la lourdeur de la construction aussi phénoménale de cette organisation, ces corps en sont l’architecture humaine.

Et enfin, dans les photographies de Claire Chevrier, ce que l’on entend est bien le bruit assourdissant qui recouvre cette organisation, le bruit de toutes ces respirations. L’effet du travail accompli ici est sonore, il faut qu’il s’entende au loin comme la preuve d’un phénomène en marche. Les corps des ouvriers paraissent se lover dans ce son aux intensités différentes selon leur localisation dans cette organisation et ils renvoient son image dans un écho sensible.

Si les photographies de Claire Chevrier dans cet endroit donnent à voir, à sentir, à entendre d’une manière si particulière, c’est bien parce que son regard d’artiste a très vite été inquiété par le mystère de toutes les formes de circonvolutions qui font de ce lieu un monde vivant presque parallèle et dont le futur est bien menacé. Ce regard s’est affranchi de l’aspect documentariste pour s’immiscer avec une acuité libre dans les divers endroits de ce lieu et leurs particularismes mécaniques, dans les corps de ces hommes et de ces femmes, dans le mouvement qui les unit à toute cette organisation. Ce regard les déplace dans le cadre irréel de la photographie. On sait alors que ces corps ont une autre destinée. Et dans le cadre photographique de Claire Chevrier ils deviennent les personnages d’une autre histoire, à l’intérieur de l’histoire sociale, des présences uniques, irisées par les effets d’une lumière aux intensités étranges qui sont peut‐être celles de la beauté.

A day like any other …A day without end

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Contemporary photography of the urban landscape has broken the aesthetic and historical relationship established with the big city, the metropolis. We are now far removed from those passionate exaggerated descriptions in praise of those conglomerations of monuments, buildings and squares. When John Erskine wrote the introduction to Andréas Feininger's New York he quite rightly stated: "Andréas Feininger, who made these splendid pictures, chose his subjects, we must suppose, for their photographic values. But either by intention or by happy instinct he has stressed the circumstance which gives New York its quality and causes it to be distinct from other cities." [1]
The modern city had appealed to photography to give it an identity and thus mark its differences; its break with the country (nature and the wild), its superiority over rival metropolises.
The tribute that photography paid to the triumph of the city and urban planning was simply its willing and enthusiastic submission to the machine, to "progress" and the nation. These are the main reasons that brought photography and the city together. Both of them identified with modernity, to such an extent that this generated the metaphor of an organic and autonomous body verging on the absurd. [2]
The megalopolis has destroyed this euphoric relationship. Today's imaging techniques are not good at modifying awareness, and suggest disenchantment rather than visions of prosperity. And we who observe, seeking to understand and not merely submit, how can we not be disturbed by the recent convergence of new images and megalopolises, by the uninterrupted flood of all kinds of images and the mushrooming of incredible and uncontrollable cities.
Castoriadis, Hanna Arendt and Debord had warned us of this. Technology, feigning indifference, rears up as the mother of all catastrophes. The repetition of these same facts, their generalization on a global scale, definitively closes the question of the mechanical autonomy of these inventions, which are photography and the city. There is no more room for chance. What time now writes in the book of history, the consequences that we will have to face, are but a dialectic of accident and resistance.

Claire Chevrier's photography cannot be reduced to these two words. But they are part of the logic of Paysages-Villes, whose subject is the megalopolis. A subject that presents itself to everyone as the supreme sham, the much disparaged leviathan, the subterranean place [3] predicted by Jean Baudrillard.
In effect, the megalopolis teems with transitory rejects, it recycles familiar objects. There where man seems condemned, the urban structure opens onto anarchy, the uncontrollable, the obscene, the community and its secrets. Faced with this photographic record of a levelled landscape that oppresses us, faced with the poverty of the materials used, our "good taste" is revolted. But if we take a closer look, we glimpse an insignificant object in the margins of each image, an olive tree, a terrace taken over by squatters, and sheet metal everywhere. Towards the edge there is a patch of vegetation, a path opens up. A fence made of salvaged materials creates spaces in the postmodern leviathan. Insignificant situations that recount micro-events, arrangements made with brutality, adaptations to reality.
The current terrifying, continuous, fractured outward appearance of the city is inseparable from all forms of making do and has to resign itself to coming to terms with pre-existing mentalities and social structures. Going beyond the admission of impotence, the megalopolis recreates traditional systems at its core. In a situation where nature regresses and inequality is accentuated, the picturesque disappears. It is replaced by notes that are obscure hints to be discovered; the signs spotted by Claire Chevrier. It is essential to seek them out if we do not want to share the stunned gaze of the amateur taking holiday snapshots, the eye that never rids itself of the picturesque and which sees only contrasts where dissymmetry, opposition and distortion exist. Because it wants to see only brutal mutations, to make a moral judgement, it cannot see the permanence of the garden, the enclosure and the fence.
The rich photographic history of the modern city in Europe and America has obscured the reading of the postmodern city and created a misunderstanding of its contemporary forms, which are often non-European. We think everything looks the same in an informal composition, where nothing has any value because the verbs to complete, to finalize, to embellish have lost their meaning. The sole culture shared by the inhabitants of those cities described unimaginatively as "sprawling" and "inhuman" seems to be that of abandonment.
The ordinary gaze and the practised eye share the same negative viewpoint, Claire Chevrier rejects it.
The urban landscapes captured here combine the magical world of hemlock and uncontrolled development. Between pre-logical thought and accounting mathematics there emerge elements that accentuate a rejection of and rebellion against hyper urban conglomerations that lead populations to prefer configurations that often resemble traditional forms; before the reign of merchandise.
Photography brings us face to face with things. We have to accept them. In the image a horizontal line separates two incompatible worlds one of which possesses a relentless logic, that of encroachment and appropriation. A permanent evil, the urban conglomerate extends its confines every day and one cannot imagine any alternative to urban development except this constant horizontal and vertical erosion.
When the city wanted to conquer the sky, it wanted to be photographed from a high angle or from a low angle because that accentuated its power. The camera made it more precise, authorized inventories and counting. Small formats suggested movement and speed. They captured the energy that had to be expressed. [4] This city that no longer exists sealed the pact between the architect and the building firm, an alliance that revealed their shared attraction to all kinds of structures and constructions: illusory Taylor planning, five-year plans, precepts of the Athens Charter … The gigantic proportions of the skyscrapers marked the ambition not of a restricted community but of a small group of businessmen and planners who worked for the good of all. Towers and buildings, well planned streets and avenues, pylons and electric cables, geometric theories on windows, the list of "materials" – those formal elements that abundantly supplied photographers with angles and perfectly straight lines – were wonderfully combined in a spatial order organized by a meritorious elite.
American photography enthusiastically backed the splendid modern city. The natural intermingling of all social groups within the urban setting became the focus of photographic production. The photographer's task was to reveal what was hiding behind the apparent contrasts. But in the end, as happens in musicals, despite the irreconcilable opposites, the urban contradictions were resolved in a harmonious cosmopolitan and universal whole: "I have tried very sincerely to present a carefully balanced mixture of grandeur and misery, of human life and lifeless stone, of streets and docks, of panoramas and close-ups, of pictures by day and by dusk and by night, of gay and tragic situations, including the men on the Bowery and the pleasure-bent crowds on Broadway." [5]

Paysages-Constructions, Villes-Constructions free us from many influences and feelings that generally obscure the subject. The mystique of industry has disappeared and with it the attraction of signs of modernity. Bridges are no longer symbols of progress, their structures are "poorly" presented as mere necessities. "Rigour" and "necessity", those gods worshipped by architects, have been banished. The purity and impurity of the city and the search for its truth have been rejected. Nowhere in Claire Chevrier's photographs does the concept of territory dominate. While others have sought to elaborate an image of the urban landscape so that it can be identified by including instantly recognizable signs, this photographer organizes her reconstruction by using the technique of juxtaposing samples and fragments. She refuses to characterize or psychologize the record.
Hers is an attempt to establish a series of elements whose connection may be seen as significant. Claire Chevrier proceeds methodically; she moves from the exterior to the interior of her subject in order to capture its signs and signals without referring to the model of the exemplary city (centrality, controlled traffic flow, peripheric circulation, construction techniques, functional housing units). The journey into uncertainty is the sole possibility in a world without rules and regulations feeding on solids and voids, namely, the constructed (solid) and the constructible (void). Penetrating this subject – we repeat, without characterizing it – is a difficult operation. The suburb only possesses a transitory reality since the outskirts in this new configuration go on forever. A panorama is pointless. Every day we witness the spread in real time of a body forced to ingest the massive rural exodus, [6] the organization of life in conurbations with imprecise limits that swallow up the remains of the rural world. The postmodern city is a structure that is not projected into the future. It devours the planet's resources. It is unable to control anything. It can't control itself …
This, in effect, excuses the megalopolis from providing itself with enclosed public spaces. And since the state has disappeared, it reinvents the wall and imposes a new visual order that can be understood by everyone without icons, without street signs and signals. [7] The unwritten law is understood by everyone.
Hence being inside does not mean anything, and the expression becomes inappropriate. In a circumscribed field of vision, proximity creates a promiscuity that is reminiscent of the medieval town. The state's disappearance has produced a novel situation, the juxtaposition of areas that can no longer be called neighbourhoods. [8] From now on the only meeting places are football stadiums, which receive every care and attention, because communication between one area and another has been interrupted. Connections have broken in a territory where rich and poor fight to survive. The megalopolis does not seek to present a reassuring and consensual image of itself, as did the capital cities of the past. It rejects functionality and, apathetically, only guarantees the essential, safety. [9]
Various signs (satellite dishes, street lighting, pavements, public parks, useful spaces, vegetable gardens, orchards, pastures etc.) distinguish private neighbourhoods protected from their surroundings (suburbs, slums, shanty towns etc.). Steel and glass for some, concrete, rubble stone and iron for others. Financial transactions and shady deals, building sites and odd jobs, street hawking, limousines and taxis, these worlds do not touch and no longer see each other. The absence of public services is countered by brand names and advertising hoardings. The language of signs has become impoverished and reduced to publicity; it shamelessly encourages consumption. What weakens this megalopolis of images is autism.

This polarization is not new and it is reminiscent of the class violence that was rife in London during the nineteenth century and described by Flora Tristan [10]. History falteringly repeats itself in the global cities of China, Thailand, India, Brazil and Nigeria, countries that Claire Chevrier has visited. Human beings have been reduced to slaves, they are condemned to hard labour and sexually exploited. Every neighbourhood is a fortress, a huge workshop, a prison, a brothel.
But unlike the COED (Cities Of Exacerbated Difference), in the reign of Queen Victoria, the capital of the British Empire assigned to architecture the role of representing power. Postmodernism has condemned emblematic construction of the city. São Paulo does without decoration and ornament.
Elsewhere, in Cairo, the concept of embellishment no longer makes any sense. And the "beautiful sight" that made you feel you belonged to a place and, despite everything, made you a member of a large community has gone. The "crooks" used to stroll through "their" city. They knew the names of all the streets. Antonio Balduino "… was free in the religious city of Bahía de Todos os Santos, the Bahía of all the saints and the candoblé magician Jubiabá. He lived the great adventure of freedom. His home was the whole city. He owned it." [11]
Now everyone walks like a foreigner in his own city, he is a refugee or under siege in his own neighbourhood.

Pollution, corrosion, dust, smog; the great absentee in the postmodern city is the sun. It has not left … It has been chased away. Industry has erased it from the image. The photographer who depends on it has nothing to reproach himself for in this case. Perhaps the photography of the new millennium should immortalize not the transformation of cities but the departure of the sun? The digital camera does not regret this disappearance of light. Its raison d'être is based on this premise, this absence. The urban experience for more than one person in two has acquired a definite shape. That of a world where the concepts of near and far no longer have any meaning. Geography oscillates between the safety of familiar objects and the fear of the close dividing line between the recognition of one's nearest and dearest and the inconstancy of light.
Claire Chevrier's global œuvre can be seen as the fruitless search for islands of colour in opaque areas, These islands of colour, these patches, are the makeshift adaptations and small instances of resistance that elude statistics, planning, financial interests. These small visual objects are, in effect, marks made on the landscape by people who have adapted their view of and approach to the urban environment. The past is merely a background devoid of references and only family, clan and tribal ties are able to draw from it new forms all the more hallucinatory as life without the sun clouds the gaze.

"A hallucination is not a perception, but it has the value of reality, it only counts for the hallucinated." Maurice Merleau Ponty

 

[1]New York, photographs by Andréas Feininger, with an introduction by John Erskine, picture text by Jacquelyn Judge, Ziff-Davis Publishing Company, 1945.
[2] "This work on a living, evolutional scale, beginning with architecture is also to be found in some artistic approaches. Two young artists from Marseilles, Christophe Berdaguer and Marie Péjus, have, for example, developed a "hormonal city" and a neurodomotics project together with the architects Décosterd and Rahm. They have also taken the passing of time into account in the Dying Houses. And have made the characters in the photomontages of Archizoom and Superstudio look older …" Marie-Ange Brayer, ‘Des Champs Actifs' in Le Bati et le Vivant, Semaines européennes de l'Image, Paul di Felice & Pierre Stiwer, 2002, p. 116.
[3] " Later cities will become more sprawling and uncivilized (Los Angeles). Later still they will wake up and have forgotten even their name. Everything will become infrastructure cradled by artificial light and energy." Jean Baudrillard, Amérique, Editions Descartes et Cie, 2000, p. 49.
[4] Recently the fascination for the energy of the big city was still expressed lyrically and enthusiastically: "Why do so many people live in New York? They have no relationship with each other. But an inner electricity that springs from their mere proximity." Jean Baudrillard, Amérique, Editions Descartes et Cie, 2000, p. 40.
[5] New York, photographs by Andréas Feininger, with an introduction by John Erskine, picture text by Jacquelyn Judge, 1945, pp. 97-98.
[6] Dealing with the influx of peasants and transforming them into industrial workers. This is the task facing the megalopolis. In China, Shenzhen and Chongqing were still small towns twenty years ago. Today they have a population of over ten million.
[7] "According to the ideology of the free market, the decision-makers of Calcutta have opted for a radical retreat. Deregulation has assumed proportions that far outstrip Thatcher's and Reagen's craziest dreams. The traffic lights bore the brunt of budget cuts and they were privatised – in the literal sense of the word …" Geert Lovink and Patrice Riemens, ‘Calcutta now!' in Cities on the move 2, art et architecture en Asie, capcMusée d'art contemporain de Bordeaux, arc en rêve centre d'architecture, exhibition 4 June to 30 August 1998, p. 62.
[8] "In Jakarta, the brutal contrasts and antagonisms of the global city are glaringly obvious. The landscape is dotted with tall, gleaming, air-conditioned skyscrapers, often designed by famous foreign architects. Each building is isolated from its neighbours by fences, gates and security guards, but linked to the great capitals of Asia, Europe and the Americas by its computer network. Inside there are telephones, faxes, computers and televisions with satellite and CNN links. Outside, among the skyscrapers and polluted canals millions of people live in incredibly squalid urban villages." William J. Michell, ‘Le Kampong planétaire', in Cities on the move 2, art et architecture en Asie, capcMusée d'art contemporain de Bordeaux, arc en rêve centre d'architecture, exhibition from 4 June to 30 August 1998, p.37.
[9] Unlike what one may think it is not the megalopolises that hold the most catastrophic record in terms of "lack of safety". The statistics for cities such as Port Moresby, Cape Town and New Orleans are far more alarming.
[10] "The contrast between the three social classes in this city is what civilization shows us in all major capitals, but in London it is more striking than in any other. You pass from the active population of the City whose sole ambition is financial gain, to a haughty arrogant aristocracy, who spend two months a year in London to escape boredom and display their unbridled luxury or to indulge in a feeling of superiority at the sight of the people's poverty! … In the poor neighbourhoods you encounter the thin and pale working-class masses, whose dirty, ragged children look pitiful; then there are swarms of brazen prostitutes with lustful eyes, and gangs of professional thieves; and finally troops of children, who, like birds of prey, come out of their lairs every evening to launch themselves on the city and fearlessly pillage it, throwing themselves into crime, they are sure to escape the pursuit of the police, who are too few to arrest them in this vast metropolis." Flora Tristan, Promenades dans Londres, Editions Gallimard, collection Folio, 2008, pp. 24-25 (first edition 1840).
[11] Bahía de tous les Saints, Jorge Amado, Club Français du Livre, 1954, p. 49.

 

François Cheval

 

Un jour comme les autres... Un jour sans fin

François Cheval - 2008

La photographie contemporaine du paysage urbain a rompu la relation esthétique et historique que l'on entretenait avec la grande ville, la métropole. On est loin désormais de ces descriptions ardentes et dithyrambiques à la gloire de ces agrégats de monuments, de palais et de places. Quand John Erskine préfaçait le « New York » d'Andréas Feininger, il lui était légitime d'énoncer : « Andreas Feininger, who made these splendid pictures, chose his subjects, we must suppose, for their photographic values. But either by intention or by happy instinct he has stressed the circumstance which gives New York its quality and causes it to be distinct from other cities.” [1]
La ville moderne avait sollicité la photographie pour se doter d'une identité et, par là, marquer ses différences ; rupture avec la campagne (la nature et le sauvage), supériorité sur les métropoles concurrentes.
L'hommage que la photographie rendait au triomphe de la cité et de l'urbanité n'était rien d'autre que sa soumission volontaire et enthousiaste à la machine, au « progrès » et à la nation. Ce sont ces raisons essentielles qui ont rapproché la photographie et la ville. Toutes deux se sont identifiées à la modernité, l'ont recouvert jusqu'à engendrer la métaphore semblable d'un corps organique et autonome, jusqu'à l'absurde [2] .
La mégapole a détruit cette relation euphorique. Les techniques actuelles de l'image fonctionnent mal comme modificateurs de conscience et proposent plus aisément du désenchantement qu'une vision prospère. Et nous qui regardons, qui voudrions comprendre, et ne pas subir, comment ne serions-nous pas troublés par les voies récentes ouvertes par la convergence des nouvelles images et des mégapoles, par le déferlement ininterrompu des images de toutes sortes et la prolifération de ces villes improbables et incontrôlables.
Castoriadis, Hanna Arendt, Debord, nous avaient mis en garde. Le fait technique, feignant l'indifférence, se dresse comme la mère de toutes les catastrophes. La répétition des mêmes faits, leur généralisation sur l'ensemble de la planète, clôt définitivement la question de l'autonomie machinale de ces inventions que sont la photographie et la ville. Il n'y a plus de place pour le hasard. Ce que la durée inscrit désormais dans l'Histoire, les conséquences auxquelles nous aurons à faire face, ne sont rien d'autre qu'une dialectique de l'accident et de la résistance.

 

Le travail photographique de Claire Chevrier ne se réduit pas à ces deux termes. Mais ils s'inscrivent dans la logique de construction de cet objet intitulé « Paysages-Villes » qui fait de la mégapole le sujet.
Une matière qui se présente à tous comme l'imposture suprême, le Léviathan tant décrié, un lieu souterrain [3] prédit par Baudrillard.
En fait, la mégapole grouille de refus passagers, elle recycle les objets familiers. Là où l'homme semble condamné, la structure urbaine s'ouvre sur l'anarchique, l'incontrôlable, l'obscène, la communauté et ses secrets. Face à ce constat photographique d'un paysage homogénéisé qui nous accable, devant la pauvreté des matériaux utilisés, le « bon goût » se révolte. Mais à y regarder de plus près, on entrevoit dans chaque image un objet dérisoire dans les marges, un olivier, une terrasse squattée, et partout de la tôle. Les bordures accueillent une parcelle de végétal, on y aménage un chemin. La palissade faite de matériaux de récupération crée des interstices dans le Léviathan post-moderne. Des situations insignifiantes qui rapportent des micro-événements, des arrangements avec la brutalité, des accommodements avec le réel.
La manifestation actuelle de la cité, effrayante et continuelle, fractale, est inséparable de toutes les formes du bricolage et doit se résoudre à composer avec les mentalités et les structures sociales qui lui préexistent. Au-delà même de l'aveu d'impuissance, la mégapole recrée en son sein les systèmes traditionnels. Dans ce système où la nature régresse, quand les inégalités s'accentuent, le pittoresque s'éteint. Il cède sa place aux relevés, à des notes qui sont les obscurs indices qu'il nous faut découvrir ; les signes repérés par Claire Chevrier. Il est impératif de les rechercher si on ne veut hériter du regard ahuri des amateurs de photographies de voyage, regard jamais débarrassé du pittoresque, qui ne verra que contrastes là où se formulent les dissymétries, les oppositions et les distorsions. Parce que l'on a voulu voir uniquement les mutations brutales, porter un jugement moral, on n'a pas su percevoir la permanence du jardin, de l'enclos et de la palissade.
L'imprégnation par les photographes de l'histoire européenne et américaine de la ville moderne a obscurci la lecture de la ville post-moderne et faussé la compréhension de ses formes contemporaines, bien souvent extra européennes. Il nous semble que tout se ressemble dans une composition structurée d'informel, où rien n'a de valeur, qu'achever, finir, embellir sont des verbes vides de sens. La seule culture partagée des habitants de ces villes qualifiées, sans imagination, de « tentaculaires » et d'« inhumaines » serait l'abandon.
Le sens commun et la vision cultivée se rejoignent dans une perception négative rejetée par Claire Chevrier.
Les paysages urbains, tels qu'ils sont saisis ici, opèrent la greffe entre le monde magique de la ciguë et la sphère de la spéculation foncière. Ils font leur compte entre pensée pré-logique et mathématique comptable. Ils isolent des faits qui relèvent du refus et de la révolte face à l'hyper concentration urbaine qui amène les populations à préférer des configurations qui bien souvent s'apparentent à des formes traditionnelles ; avant le règne de la marchandise.

La photographie nous impose un face à face. Il faut faire front. Sur le même plan de l'image, une ligne horizontale sépare deux mondes incompatibles dont l'un dispose d'une implacable logique, celle de l'empiètement et de l'appropriation. Mal définitif, l'urbain rogne chaque jour sur ses bordures et l'on n'imagine pas d'autre alternative au développement urbain que ce grignotage incessant dans un double mouvement d'avancée horizontale et verticale.
Quand la ville ne s'attaquait qu'au ciel, elle aimait, pour que l'on comprenne sa puissance, qu'on la photographie vue de haut, ou au ras du sol. La chambre photographique la rendait précise, autorisait les inventaires et les dénombrements. Les petits formats indiquaient le mouvement et la vitesse. Ils saisissaient l'énergie dont il fallait rendre compte [4] . Cette ville, qui n'est plus, scellait le rapprochement de l'architecte et de l'entreprise. L'alliance révélait leur fascination commune pour les structures et les constructions de toutes sortes : planifications illusoires du taylorisme, plans quinquennaux, préceptes de la Charte d'Athènes... Le gigantisme des gratte-ciels marquait l'ambition non plus d'une communauté réduite mais d'un petit groupe d'entrepreneurs et de planificateurs pour le profit de tous.
Tours et buildings, rues et avenues bien tracées, pylônes et fils électriques, dispositions géométriques de fenêtres, la liste des « matériaux », - ces éléments formels qui abondaient les photographes d'angles et de lignes parfaitement droites -, s'agençaient à merveille dans un ordre spatial organisé par une élite du mérite.
La photographie américaine a porté avec exaltation la splendeur de la cité moderne. La nature identitaire du regroupement de groupes sociaux dans un cadre bâti était au centre de la production photographique. La fonction de l'opérateur était de dévoiler ce qui se dissimulait derrière les contrastes apparents. Mais « in fine », à l'imitation de comédies musicales, en dépit des oppositions irréductibles, les contradictions urbaines se résolvaient dans un ensemble harmonieux cosmopolite et universel : « I have tried very sincerely to present a carefully balanced mixture of grandeur and misery, of human life and lifeless stone, of streets and docks, of panoramas and close-ups, of pictures by day and by dusk and by night, of gay and tragic situations, including the men on the Bowery and the pleasure-bent crowds on Broadway.” [5]

« Paysages-Constructions », les « Villes-Constructions » nous délivrent de nombreuses influences et des sentiments qui obscurcissent généralement le sujet. La mystique de l'industrie a disparu et avec elle la fascination pour les marques de la modernité. Les ponts ne sont plus les marqueurs du progrès, leurs structures se posent « pauvrement » comme de simples nécessités. La « rigueur » et l'« exigence », les dieux révérés par les architectes, ont été bannis. La pureté et l'impureté de la ville sont révoquées, comme la recherche de sa vérité.
Nulle part dans le corpus de Claire Chevrier, la notion de territoire ne s'impose. Là où d'autres ont souhaité élaborer une image du paysage urbain, tel que l'on soit à même de l'identifier, en imposant des signes immédiatement reconnaissables, Claire Chevrier organise une reconstruction par la technique du rapprochement de prélèvements, de fragments, d'états des lieux. C'en est donc fini de la caractérisation et de la psychologisation du document.
Ce dont il s'agit n'est rien moins que la tentative d'établissement d'un faisceau de faits dont la mise en relation devrait être signifiante. Claire Chevrier procède méthodiquement ; elle traverse son objet de l'extérieur vers l'intérieur pour en recevoir les signes et les signaux en ne se référant plus au modèle de la ville exemplaire (centralité, flux contrôlé des déplacements automobiles, circulation périphérique, techniques de construction, réalisation d'unités fonctionnelles d'habitation). Le cheminement dans l'incertitude est la seule évidence dans un univers sans droit qui se nourrit du plein et du vide ou plutôt du construit (le plein) et du constructible (le vide). Pénétrer dans cet objet, qui, répétons-le n'est pas à caractériser, constitue une opération difficile. Le faubourg n'a de réalité qu'éphémère puisque la banlieue dans cette nouvelle configuration s'étend indéfiniment. La vue panoramique est inutile. On assiste, chaque jour, en temps réel, au débordement d'un corps chargé d'absorber l'exode rural massif [6] , à l'organisation de la vie dans des conurbations aux limites imprécises, enchevêtrant les restes de la ruralité dans des zones urbaines. La ville post-moderne est une structure qui ne se projette pas dans l'avenir. Elle dévore les ressources de la planète. Elle est dans l'incapacité de maîtriser quoique ce soit. Elle ne se maîtrise pas...
Ce qui de fait, dispense la mégapole de se pourvoir d'enceinte publique. Et comme l'Etat a disparu, elle réinvente la clôture et impose un nouvel ordre visuel compréhensible par tous sans pictogrammes, sans panneaux et sans signalisation [7] . La loi non-écrite est comprise de tous.
Etre à l'intérieur ne signifie donc rien, et le mot s'avère impropre. Dans un champ de vision toujours circonscrit, la proximité crée une promiscuité qui n'est pas sans rappeler la ville médiévale. La disparition de l'Etat a produit une situation inédite, la juxtaposition de zones qui ne méritent plus l'appellation de quartiers [8] . Les seuls espaces de convergence sont dorénavant les stades de football, objets de tous les soins. Car entre zones, la communication s'interrompt. Le lien s'est brisé dans ce qui n'est plus qu'un territoire de lutte et de survie entre nantis et populations précaires. La mégapole ne cherche pas à donner d'elle-même, comme le faisait autrefois les capitales, une image rassurante et consensuelle. Elle rejette les fonctionnalités et, paresseuse, n'assume que l'essentiel, la sécurité [9] .
Les signes divers (antennes satellitaires, éclairage public, trottoirs, jardins publics, espaces utilitaires, jardins potagers, vergers, pâturages, etc.), qualifient quartiers privatisés et sécurisés du reste (banlieues, favelas, bidonvilles, taudis, etc.). L'acier et le verre pour les uns, le béton, le moellon et le fer pour les autres. Transferts financiers et trafics, chantiers et petits métiers, transactions et ventes à la sauvette, limousines et taxis ; ces mondes ne se touchent plus et ne se voient plus. A l'absence de services publics répond l'omniprésence des marques et des panneaux publicitaires. Le langage des signes s'appauvrit et se réduit aux mises en garde, incite sans vergogne à la consommation. Voilà ce qui fragilise la mégapole ces images : l'autisme.

Une telle polarisation n'est pas nouvelle et rappelle la violence de classe, inscrite dans l'espace, qui sévissait à Londres au XIXème siècle, violence décrite par Flora Tristan [10] . La même histoire, qui bégaie, se retrouve aujourd'hui dans les « global cities » de Chine, de Thaïlande, d'Inde, du Brésil, du Nigeria, pays traversés par Claire Chevrier. Les êtres y sont réduits à l'état d'esclaves, soumis au travail forcé, exploités à des fins sexuelles. Chaque quartier est une forteresse, un atelier géant, une prison, un lupanar.
Mais à la différence des COED (Cities Of Exacerbated Difference), sous le règne de Victoria, la capitale de l'Empire britannique assignait à l'architecture un rôle de représentation théâtrale du pouvoir. Le post-modernisme a condamné la construction emblématique de la ville. A Sao Paulo, on ne s'embarrasse plus du décor et de l'ornementation. Ailleurs, au Caire, les notions d'embellissement n'ont pas plus de sens. Et le « beau coup d'œil », ce par quoi on se sentait appartenir à un espace et membres, malgré tout, d'une communauté plus vaste, s'est dissipé. Les « voyous » flânaient dans « leur » ville. Ils savaient le nom de toutes les rues. A Bahia, Antonio Balduino « était libre dans la religieuse cité de la Baie de tous les Saints et du père de Saint Jubiaba. Il vivait la grande aventure de la liberté reconquise. Il habitait la ville entière. Elle était à lui. » [11]
Tous avancent dorénavant comme des étrangers dans leur ville, des réfugiés ou des assiégés dans leur quartier.

Pollution, corrosion, poussières, gaz, le grand absent de la ville post-moderne, c'est le soleil. Il ne s'est pas retiré... On l'a chassé. L'industrie l'a gommé de l'image. Le photographe, qui en dépend, n'a dans cette affaire rien à se reprocher. La photographie d'un nouveau millénaire ne serait-elle pas en train de fixer, non pas la mémoire de la transformation des villes que l'éloignement du soleil ? Le numérique accompagne sans regret cette disparition de la lumière. Sa raison d'être repose sur ce postulat, cette absence. L'expérience urbaine, pour plus d'un humain sur deux a pris une forme définitivement invariable. Celle d'un monde où les notions de proche et de lointain n'ont plus de sens. La géographie oscille entre la sécurité des objets familiers et la crainte de la frontière si proche, entre la reconnaissance des siens et l'inconstance de la lumière.
Le corpus planétaire de Claire Chevrier ne doit s'entrevoir que dans la recherche inutile d'îlots colorés dans des zones opaques. Les îlots colorés, les tâches, sont les bricolages et les petites résistances qui échappent aux lois statistiques, aux planifications, aux intérêts. Ces petits objets visuels sont en fait les traces dessinées dans le paysage par des populations qui ont su adapter leur vision et leur approche de l'environnement urbain. Le passé n'est plus qu'un arrière-plan sans références et seules les proximités familiale, clanique, tribale sont à même de les soustraire des formes nouvelles d'autant plus hallucinatoires que la vie sans soleil trouble la vue.

« L'hallucination n'est pas une perception, mais elle vaut comme réalité, elle compte seule pour l'halluciné. » Maurice Merleau Ponty

[1]New York, photographs by Andréas Feininger, with an introduction by John Erskine, picture text by Jacquelyn Judge, Ziff-Davis Publishing Company, 1945.
[2] « Ce travail sur une dimension évolutive, vivante, à partir de l'architecture, se retrouve aussi dans des démarches artistiques, ainsi deux jeunes artistes marseillais, Christophe Berdaguer et Marie Péjus, qui avec les architectes Décosterd et Rahm, ont développé « une ville hormonale », ou un projet autour de la neurodomotique. Ils prennent également en compte la question du passage du temps dans les « Maisons qui meurent ». Ils ont aussi fait vieillir les personnages de photomontages d'Archizoom ou de Superstudio... ». Des Champs Actifs, Marie-Ange Brayer, in Le Bati et le Vivant, Semaines européennes de l'Image, Paul di Felice & Pierre Stiwer, 2002, p.116.
[3] « Plus tard les villes seront extensives et inurbaines (Los Angeles), plus tard encore elles s'enseveliront et n'auront même plus de nom. Tout deviendra infrastructure bercée par la lumière et l'énergie artificielles.» Amérique, Jean Baudrillard, Editions Descartes et Cie, 2000. p 49.
[4] Récemment encore la fascination pour l'énergie de la grande cité s'exprimait lyrique et enthousiaste : « Pourquoi les gens vivent-ils à New-York ? Ils n'y ont aucun rapport entre eux. Mais une électricité interne qui vient de leur pure promiscuité. » Amérique, Jean Baudrillard, Editions Descartes et Cie, 2000, p 40.
[5] New York, photographs by Andréas Feininger, with an introduction by John Erskine, picture text by Jacquelyn Judge, 1945, pp. 97-98.
[6] Faire face à l'afflux de paysans et les transformer en ouvriers. Telle est la tache confiée à la mégapole. En Chine, Shenzhen ou Chongqing n'étaient, il y a vingt ans, que de petites bourgades. A l'heure où nous écrivons, elles ont dépassé les dix millions d'habitants.
[7] « Conformément à l'idéologie du marché libre, les décideurs à Calcutta ont d'ailleurs opté pour un retrait radical. La dérégulation a même pris des proportions qui dépassent de loin les rêves les plus fous du couple Thatcher-Reagan. Les feux rouges ont fait les frais d'économies budgétaires, et leurs installations électriques ont été privatisées – au sens le plus littéral du terme... ». Calcutta now ! Geert Lovink et Patrice Riemens, in Cities on the move 2, art et architecture en Asie, capcMusée d'art contemporain de Bordeaux, arc en rêve centre d'architecture, exposition du 4 juin au 30 août 1998, p 62.
[8] « A Jakarta, les contrastes et antagonismes brutaux de la ville planétaire vous sautent à la figure. Le paysage est parsemé de hautes tours rutilantes et climatisées, souvent construites par de célèbres architectes étrangers. Chacune est isolée du voisinage par des clôtures, des sas de sécurité et des gardiens, mais reliée électroniquement aux grandes capitales d'Asie, d'Europe et d'Amérique. Dedans, on trouve des téléphones, des télécopieurs, des ordinateurs, des télévisions raccordées aux satellites et à CNN. Dehors, parmi les tours et les canaux pollués, des millions de gens vivent dans des villages urbains absolument sordides. » Le Kampong planétaire, William J. Mitchell, in Cities on the move 2, art et architecture en Asie, capcMusée d'art contemporain de Bordeaux, arc en rêve centre d'architecture, exposition du 4 juin au 30 août 1998, p 37.
[9] Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les mégapoles ne détiennent pas les bilans les plus catastrophiques en termes d' « insécurité ». Des villes comme Port Moresby, le Cap ou La Nouvelle-Orléans ont des statistiques plus alarmantes.
[10] « Le contraste que présentent les trois divisions de cette ville est celui que la civilisation offre dans toutes les grandes capitales ; mais il est plus heurté à Londres que nulle autre part. On passe de cette active population de la Cité qui a pour unique mobile le désir du gain à cette aristocratie hautaine, méprisante, qui vient à Londres deux mois chaque année, pour échapper à son ennui et faire étalage d'un luxe effréné, ou pour y jouir du sentiment de sa grandeur par le spectacle de la misère du peuple !...Dans les lieux où habite le pauvre, on rencontre des masses d'ouvriers maigres, pâles, et dont les enfants, sales, et déguenillés, ont des mines piteuses ; puis des essaims de prostituées à la démarche éhontée, aux regards lubriques, et ces brigades d'hommes voleurs de professions ; enfin, ces troupes d'enfants qui, comme des oiseaux de proie, sortent chaque soir de leurs tanières pour s'élancer sur la ville, où ils pillent sans crainte, se livrent au crime, assurés de se dérober aux poursuites de la police qui est insuffisante pour les atteindre dans cette immense étendue. » Promenades dans Londres, Flora Tristan, Editions Gallimard, collection Folio, 2008, pp24-25 (première édition : 1840)
[11] Bahía de tous les Saints, Jorge Amado, Club Français du Livre, 1954, p. 49.

François Cheval

 

Decorazione e documento - Jacinto Lageira

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La proliferazione, all’interno di immagini e costruzioni disparate, di segni urbani, paesaggistici, naturali, seminaturali o completamente artificiali ha raggiunto nell’epoca della globalizzazione una tale saturazione che la si potrebbe assimilare a quel trionfo dell’ornamento che Adolf Loos considerava un delitto . Questa inondazione di immagini, forme, loghi, insegne, escrescenze architettoniche d’ogni genere, catapecchie miserevoli, ripari effimeri quanto i loro occupanti, è la realizzazione del delitto perfetto che consiste nell’ornare l’esistenza avvilendola con l’antiestetico, degradandola con il cattivo gusto, livellando tutto verso il basso. Il kitsch è lo standard cui tendono sia le megalopoli dei paesi emergenti o avanzati che i pacifici borghi delle nostre campagne. Nessun oggetto, costruzione, parco, o corso d’acqua sfugge più al disfacimento, al punto che sono ormai gli abitanti a essere divenuti gli ornamenti viventi di spazi ritenuti in grado di elevare la qualità della vita, mentre ospitano criminali la cui passione per la distruzione è divenuta una seconda natura. Se vi si presta attenzione si resta sconcertati di tutti i quotidiani e definitivi orrori progettuali fra i quali viviamo. Qui un’insegna, là un percorso pedonale, più oltre il restauro di un antico edificio, un arredo urbano o delle immense tubature in aperta campagna, tutto ciò è sicuramente funzionale, serve a tenere sotto controllo i costi della manodopera e dei materiali, ma non si capisce perché debba essere brutto, ripugnante, schifoso. Redditività e rapidità, efficienza e immediata “consumabilità” sono i principi che presiedono all’occupazione degli spazi, che ci si trovi a Lagos, Aleppo, Los Angeles, Bombay, Damasco o Roma, che i poveri stiano o meno a contatto con i ricchi, o addirittura ne infestino il territorio, proprio perché poveri, insinuandosi negli interstizi periurbani come un’erbaccia umana. Gran parte delle fotografie di Claire Chevrier parlano di questo, piuttosto che mostrarlo, rappresentarlo o svelarlo. Non era però sufficiente sistemarsi in un punto a caso per scoprire aspetti incongrui, inaspettati o sinistri; anche se non si tratta di immagini eccessivamente costruite, le inquadrature e la composizione sono chiaramente meditate e si mostrano come tali, come a raddoppiare l’effetto di uno sguardo concentrato sulle cose e sugli esseri, attestante la presenza di chi ha scattato le foto. Ma la realtà non è qualcosa di amorfo che attenda solo di essere captato nell’atto di fabbricazione dell’immagine.

Ecco uno degli elementi di interesse di queste fotografie tanto gradevoli e sorprendenti quanto inquietanti. Esse suscitano un graduale malessere e ciò che stimolava la nostra curiosità incredula – come l’immensa distesa verdeggiante in primo piano cui fa da sfondo una parte della città del Cairo, o le piccole capanne dagli strani tagli a Lagos – si rivela invece ansiogeno. Non vorremmo abitare e vivere in quei posti, anche quando si tratta di quartieri tranquilli, di edifici decorosi – almeno da quanto appare dalle fotografie – di luoghi così ordinari che non prestiamo alcuna attenzione alla violenza fisica e visiva che instaurano. Numerose fotografie di Claire Chevrier ci presentano quel “lato oscuro delle città” di cui parla l’architetto Christian de Portzamparc, un aspetto che ci affascina proprio in quanto tale. Siamo attratti dalla visione di cose e oggetti in completo abbandono perché li teniamo a distanza, non ne facciamo parte, non ne siamo assorbiti che in modo passeggero. Ammiriamo delle nuovissime costruzioni sorte dalla terra come fossero già rovine perché le contempliamo da un tempo e da un luogo che ci appaiono più solidi. Proprio perché ci sentiamo protetti fisicamente e psicologicamente riusciamo a discernere un qualche pregio nel deperimento, nello sfacelo, nel sordido.

L’“edificio verticale” di un quartiere di Mumbai, per come è stato fotografato da Claire Chevrier, ci appare di volta in volta come scenografia, dipinto, astrazione, schizzo architettonico o triste emblema di povertà. In strana risonanza con il “reale scenario” di Cinecittà, questa costruzione indiana – come alcuni altri luoghi fotografati – tende ad assumere le caratteristiche di uno spazio fittizio, non tanto a causa dell’intervento della fotografa quanto perché il mondo di chi vi vive è già concepito come artificioso, contraffatto, come scenografia di una vita messa in scena. Abbiamo l’impressione che anche quegli uomini, come il protagonista di The Truman Show (Peter Weir, 1998), prigioniero fin dalla nascita di un mastodontico scenario interamente progettato per lui a sua insaputa, vivano in una scenografia a scala umana o meglio a scala disumana. Distinzione irrilevante dato che essi non contano affatto, sono lì solo per decorare la progressione del sistema. Gli “accampamenti” nei pressi di Roma sono d’altronde percepiti dai turisti proprio come una sorta di scenografia giacché la loro autenticità è così grande da sembrare simulata. Il titolo di una delle serie di foto, “Lo spazio della rappresentazione”, sottolinea bene l’ambivalente interazione tra lo spazio rappresentato dalla fotografia e quello della rappresentazione ricomposto nell’immagine, il primo dei quali risulta accessibile allo spettatore solo attraverso questa configurazione. Risulta indeterminato lo scarto tra edifici, spazi, città e paesaggi organizzati essi stessi come delle immagini, già allestiti come rappresentazioni sociopolitiche, economiche, religiose, e la loro resa plastica (ma non estetizzante) da parte di Claire Chevrier che, a dispetto della difficoltà dell’impresa, ha saputo cogliere il momento della transizione dal rappresentato alla sua rappresentazione. I luoghi inventariati dalla fotografa tendono alla teatralità, ovvero alla drammatizzazione del reale, e traggono la propria forza di persuasione dalla loro più o meno grande capacità di auto-rappresentazione. Quella capacità – sfruttata splendidamente nel Rinascimento da Roma e Siena – che la megalopoli contemporanea ha trasformato in una vera e propria arte di massa, nel senso che le città come Mumbai, Hong Kong o Los Angeles plasmano in senso psicofisico le masse come fossero argilla – il sogno di tutte le dittature finalmente realizzato – in maniera pressoché meccanica, attraverso la strutturazione urbana.

La sovrabbondanza di immagini, forme, reti e circolazioni, destinata a svanire regolarmente a blocchi per continuare a sopravvivere e a crescere ancora, non è equiparabile che all’entropia che le è connessa. La banale constatazione della violenza urbana strutturata – concetto tra i più ambigui ma nondimeno realtà psicofisica – dall’architettura e da ciò che essa impone allo sguardo e ai movimenti dei corpi si ritrova in queste fotografie di Claire Chevrier, allo stesso tempo irreali e rivelatrici. Documenti meno veridici di quanto però si potrebbe pensare: il grado di realismo di qualsiasi fotografia va infatti giudicato con prudenza giacché ciò che si osserva non è appunto niente di più di una fotografia, un’immagine, il risultato di un’operazione formale e non la mera restituzione del soggetto rappresentato. La relativa bellezza o, almeno, la plasticità delle fotografie conserva nondimeno traccia delle esperienze concretamente avvenute e di quelle possibili negli ambiti raffigurati, la porzione di spazio-tempo che esse ci rivelano coincide d’altronde spesso con l’effettiva esperienza della teatralità di quei luoghi. E piuttosto coerentemente, data la quasi-realtà della rappresentazione, i vari “dietro le quinte” che ci mostra Claire Chevrier sono ancora e sempre scenografie, espandono l’irreale attraverso una moltiplicazione di dettagli, di elementi troppo veri per essere falsi. Tra il superbo pavimento di una cattedrale e il fondo di un’immensa falesia di pietra non si sa cosa sia in ultima analisi più vero, più verosimile o più scenografico. Tali luoghi hanno certo in comune il fatto di essere stati creati, ricomposti, modellati dal lavoro degli uomini, ma collocandoli nei medesimi spazi di rappresentazione Claire Chevrier stabilizza, per così dire, la plasticità del rappresentato, come se si potesse passare da un’immagine a un’altra in quanto immagine. Non che l’immagine sia falsa o si presenti come ingannevole. Essa si mostra semplicemente per quel che è: qualcosa di fabbricato, composto, organizzato. In questo senso l’immagine potrebbe riverberare qualche scaglia di realtà. Che si tratti di spazio rappresentato o di spazio di rappresentazione esso è sempre il risultato di un’organizzazione del reale, della nostra azione nel mondo, delle intenzioni pratiche che ci fanno esistere e, in ogni caso, ci inseriscono al suo interno.

Jacinto Lageira

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